[Été 2006]
par Jacques Doyon
Mode d’emploi : délimiter un champ d’opérations qui soit compatible avec le champ d’une caméra, déterminer des procédures pour le choix des objets et le type d’actions à réaliser, établir une durée, insérer un corps dans le champ de captation, effectuer ensuite les manipulations ou les interactions prévues, puis réévaluer le résultat des prises de vue, sélectionner les images, établir un mode d’exposition, y joindre ou non le mode d’emploi.
Vous vous retrouverez ainsi avec une série d’images qui ne pourront faire autrement, pour peu que leur objet ait une quelconque pertinence, que d’interpeller, amuser ou déconcerter le spectateur et l’amener à appréhender l’œuvre d’art et le monde d’un autre oeil.
La série des One Minute Sculptures de l’Autrichien Erwin Wurm est tout à fait exemplaire d’une telle attitude. S’inscrivant dans la suite des acquis de la performance, de l’art conceptuel et de Fluxus notamment, Wurm propose des expérimentations toutes simples fondées sur un équilibre précaire du corps en interaction avec des objets communs. Ses petites mises en scène, incongrues et humoristiques, circonscrivent et résument en fait des enjeux artistiques essentiels. Elles désacralisent la figure de l’artiste, en minimisant l’importance du savoir-faire artistique et en allant jusqu’à proposer au visiteur des instructions pour qu’il exécute lui-même la pièce et qu’il voie son action photographiée et signée par l’artiste. Elles dissèquent de même l’ensemble des éléments définissant la sculpture (matière, équilibre, espace, monstration) pour les mettre en relation avec les gestes de tous les jours. Ce que Instructions for Idleness (Consignes d’inertie), avec ses incitations à ralentir le rythme, à se donner des moments de recul, à mettre en question l’efficacité, à résister au conformisme, à prendre la vie avec philosophie, concrétise encore plus manifestement : cet art interpelle directement nos valeurs, notre vision de l’art et notre rapport au monde.
Manon De Pauw propose, quant à elle, une exploration et un détournement des contraintes fonctionnelles associées à un lieu ou à un système de communication. Le corps constitue le principal vecteur de cette exploration, avec quelques éléments récurrents, comme le rectangle blanc ou le cercle, dont les diverses permutations balisent le passage de l’espace de performance à une surface de représentation vidéo ou photographique. Sémaphore(s) procède ainsi à un véritable évidement des signes pour ne retenir que des postures et des jeux de drapés dont les modulations, visibles sur grand écran, au milieu de la pièce, réitèrent la littéralité. Replis et articulations traite de mutations et permutations de gestes élémentaires (délimitation d’un territoire, énonciations et ratures, figuration d’une présence) à l’intérieur d’un système clos. Alors que Au travail, une pièce fort marquante de l’artiste, chorégraphie les mouvements d’un corps dysfonctionnel - couché au sol ou emporté dans le sommeil - dans le bureau d’un centre d’artistes où les feuilles blanches, dispersées ou virevoltantes, servent d’écran et de cadre pour une mise en regard à la fois du corps au travail et du corps en dérive.
Les tableaux photographiques d’Annie Baillargeon sont structurés en fonction de différents motifs (géométriques, emblématiques ou funèbres) produits par la démultiplication de sa propre image. Artiste de la performance et de la vidéo, Annie Baillargeon se met ainsi elle-même en scène pour proposer des historiettes loufoques et caustiques qui oscillent entre l’arabesque gestuelle et la violence ritualisée. Une de ses premières séries, Gymnastique signalétique, avec ses couleurs aux tons plutôt pastel sur fond blanc, explore sur un mode ludique le motif décoratif géométrique et ses relations au corps. Ses séries subséquentes se sont ensuite chargées de notes plus sexuelles, avec des scènes de conflit et de violence, de même que des motifs, où se perçoit une sensibilité féministe, tempérée par l’insolite et le comique. Ce que la série subséquente, Monuments fabulés, viendra accentuer en passant radicalement du côté du grotesque et d’un carnaval noir, teinté de « gothique », qui n’est pas sans évoquer Le pique-nique des vampires de Jeff Wall.