[Automne 2006]
Stedelijk Museum Amsterdam
du 2 avril au 14 mai 2006
En une suite de scènes filmées en minibus, sorte de pas chassés à travers les banlieues du Caire, nous voici de faubourg en faubourg, de récit en récit. Parmi des ensembles tels Mokattam, El Warraq, 6 October City, Sheikh Zayed, Bassous, Kerdassa et de nouvelles cités affichant, façon De Chirico, la sidération de chantiers intemporels, il arrive qu’une « narration » de promoteurs immobiliers offre une oasis de bonheur que conditionne la seule croyance.
Depuis quelques années, cette question de la croyance est au coeur de l’oeuvre de Hala Elkoussy, par le biais de dubitatives analyses du « photographiable ». Quant à ces « barres » d’immeubles populaires, semblables à de mystérieux tombeaux modernes ou à des containers d’émotion, elles incarnent ces plates-formes tournantes du rêve orbitant autour de topographies de « sujets sans gloire », qui s’énoncent comme un bavardage chez le coiffeur, une page de roman, un script de scénario ou la voix off d’une prose poétique, essentiellement réaliste. Or, comme l’observe Clare Davies, ce minibus censé assurer la navette entre la périphérie et l’« insatiable mégapole », semble ne jamais devoir atteindre Le Caire1. Ainsi, ce voyage aléatoire vers des sites où la circonférence est partout et le centre nulle part favorise d’implicites glissements critiques visant des vicissitudes d’ordre étatique/idéologique face aux aspirations de ces marges qui virtuellement hantent déjà leur centre moteur. La vraie vie serait donc ailleurs… non dans ce vieux café du Caire où tout n’est que léthargie mais en ces infinis vides suburbains que rien n’assimile à la vacuité.
Pourtant, les palliatifs y sont légion : l’installation Maquaam al Sayid al Moski (Shrine of St Moski) isolant sous des caissons lumineux des photographies d’objets de désir consuméristes (simulacres, jouets, gadgets) confirme leur fonction de leurre compensatoire. Ailleurs, sur la terrasse d’un immeuble, une vieille femme en rouge improvise un atelier de couture à la Sisyphe comme sur l’épicentre de mutations qui circonviennent insidieusement une vulnérable classe de laissés-pour-compte. À ces urgents constats sociaux, l’artiste ajoute des questionnements portant sur la représentation (chœurs traditionnels, fictions, documentaires, still video, « tableau photographique »), comme si la déferlante d’une économie libérale et unilatérale devait – dans une totale désorientation des esprits – affecter jusqu’au langage même. À l’opposé d’un déclin des « récits messianiques », annoncé par J.-F. Lyotard (1979), l’artiste avance ici des « récits mineurs » de citadins pressentis comme citoyens de peu face à un État, que néanmoins sur son registre de comptes (mental) un commerçant assimile à une entité spirituelle, voire mystique2. Ces récits mineurs n’en seront pas moins malmenés. Un jeune homme errant sur le bas-côté d’une route, défait et refait à son bras tel un tourniquet tout en mollesse, un pansement maculé de sang. Le sous-titre, je noue et dénoue, vise ces blessures sociales et celle d’une représentation réitérée à elle-même, comme en prise à une entropie sans destin. Ces signes d’une tradition orale, dialectale et populaire dans le monde arabe pourraient bien cependant figurer le potentiel accès participatif des citoyens dans leur impact avec une norme (souvent genrée) qui en dissuade les secrets plébiscites intérieurs.
En ces temps de post-guerre froide (dont on devra mesurer les effets sur une durée historique longue), il conviendrait aussi de tirer, dans cette région du monde, les conséquences d’espérances socialistes déçues, du discrédit d’un nationalisme monolithique et du tardif délestage de l’héritage nassérien3. Mais sans transition ou presque, le terme de mondialisation a fait florès ; réitération consensuelle et unanime incitant à y suspecter une conjuration linguistique de surface qui ne ferait qu’en déplacer l’énonciation ambiguë. Hala Elkoussy, qui se défie des schémas totalisants, prélève plutôt dans une proximité opératoire l’échantillon d’un désenchantement diffus qu’aggrave l’inexorable goulet d’étranglement d’un néolibéralisme dérégulé et protéiforme (ici urbanistique et foncier). Mondialisation des échanges, nous dit-on, mais qui n’est pas celle des esprits, arrimés à de structurels résidus affectifs, religieux ou/et traditionnels. Ces nouveaux glissements tectoniques mondiaux4 stimulant des rapports de force inhérents aux économies de marché encouragent de plus une modélisation des êtres en consommateurs passifs d’un « marché monde » incontesté. D’où cette ultime atomisation de récits singuliers, fût-ce en pure perte. Mais le décompte en est aisé : de la couturière comparant sur sa terrasse l’abîme qui sépare le coût de denrées primordiales de jadis à celui de ces trois dernières décennies, au tailleur qui, en total contraste avec le rêve de mariage d’une préadolescente, pointe amèrement ses factures jusqu’au strict régime nutritionnel d’un coureur professionnel au maillot mutable, tout évoque la performance, la concurrence et une doxa propices à l’asphyxie des sujets.
C’est au confluent d’existences modestes essaimant leurs propres doutes et d’un regain de récits pragmatiques qu’Hala Elkoussy mesure les écarts et les vertiges de subjectivités autocensurant leur parole excentrée. Toutefois, la métaphore de « flux permanent » employée par l’artiste, ou celle d’un mouvement pendulaire n’assurant plus sa liaison vers le « centre », dépasse certainement le cadre régional du Caire pour se calquer sur une partition mondiale plus vaste due au découpage d’une géographie économique dont le noyau dur, politique et conceptuel, demeure, lui, inaltéré.
1 Clare Davies, « Peripheral (and Other Stories) », Bureau, n° 91, Stedelijk Museum, Amsterdam, 2006.
2 Sur cette « indifférenciation institutionnelle » formant hiatus entre politique et religiosité, cf. La condition politique, Marcel Gauchet, Gallimard, Paris, 2005, p. 13-14 et Benedict Anderson, L’imaginaire national, La Découverte & Syros, Paris, 2002, p. 24.
3 Sarah Ben Nefissa, « Le déblocage du débat démocratique en Égypte, legs nassérien et poids du secteur privé », Maghreb Machreck, n° 182, hiver 2004-2005, Paris, Choiseul, p. 68-78.
4 Pour Ulrich Beck, les valeurs anciennes chevaucheraient problématiquement la donne contemporaine. « Pouvoir et contre-pouvoir à l’heure de la mondialisation », Paris, Flammarion, 2003, p. 8.
Michèle Cohen Hadria collabore à diverses revues, dont Artpress (Paris), cv ciel variable, etc. (Montréal), N. paradoxa, Third Text (Londres). Elle s’intéresse actuellement aux pratiques artistiques du Sud.