[Automne 2006]
par Suzanne Paquet
Vous possédez un ordinateur, qui est branché sur un serveur. Vous tapez n’importe quel nom de lieu dans un quelconque moteur de recherche, vous cliquez sur « images » et voilà que le choix d’une multitude de photographies s’offre à vous ; vous pouvez les télécharger, les acheter, les mettre en signet, les voir et les revoir. Dans votre ordinateur se trouvait déjà un dossier appelé « mes images » qui comprenait un certain nombre de clichés montrant des endroits, des destinations fameuses, pyramides d’Égypte, Grand Canyon ou jardins du Trocadéro. Ainsi, vous voilà dépositaire d’une collection de représentations paysagères, dont la plupart n’ont même pas d’auteur. Que vous le vouliez ou non, votre disque dur est plein de ces « paysages ». Cet état de fait, en quelque sorte automatique dans votre cas, procède d’une certaine attitude – ou posture – qui n’est pas chose nouvelle, celle du armchair traveller (le voyageur en fauteuil), condition qui trouve son origine dès après l’« invention » de la photographie. Et bien que celle-ci n’ait pas été le premier mode de représentation du paysage, c’est avec elle que se popularise cette curieuse activité qui consiste à accumuler les « paysages » ou les « vues ». Quoiqu’il s’agisse le plus souvent ces jours-ci d’images numériques – « virtuelles » dit-on et partant, moins embarrassantes – plutôt que d’« empreintes » physico-chimiquement générées sur un support matériel, il se produit assurément un encombrement du monde par les images qui signale l’emprise d’une certaine « fièvre des perspectives » ou d’une plausible « tyrannie paysagère ». La caméra étant devenue d’usage universel, le monde semble tapissé de ses productions. À présent, l’on serait tenté de soutenir que les sites et les territoires du monde ne sauraient exister détachés de leurs images photographiques ; ce serait comme si celles-ci précédaient ceux-là et non l’inverse.
Tout comme le procédé de la réduction perspective des peintres, qui est au fondement de l’« invention » du paysage, a participé à modeler notre saisie et notre intellection de l’espace, l’accumulation des figures paysagères a contribué à nous façonner une image partagée du monde. Il faut ici entendre « paysage » dans sa formule première, c’est-à-dire comme la représentation d’une partie de l’espace selon les modalités du cadre, du point de vue et de la liaison dans la distance, et non pas selon une acception plus récente qui voudrait que le paysage soit une partie du territoire, une réalité physique. Si l’on a tendance à confondre, c’est que l’on a très tôt pris l’habitude d’aller en re-connaissance vers les lieux dépeints par les paysagistes1, de manière à les apprécier in situ. Cette pratique, que consacre le Grand Tour dès le dix-septième siècle, trouvera son aboutissement sous une forme plus commune dans l’exercice du tourisme qui, plutôt que la peinture comme ce fut le cas pour le Grand Tour, fera de la photographie son instrument. Mais c’est d’abord le tourisme en fauteuil qui a la cote au dix-neuvième siècle, grâce à la conjoncture de deux facteurs, l’accessibilité des « vues » de lieux en tout genre qu’entraîne la production et la dissémination massives des stéréogrammes et la passion pour l’inventaire, la collection et la classification propre à l’époque. Il semble que dès 1850, regarder et amasser des photographies de paysages est un passe-temps très répandu, un marché déjà florissant donnant du travail à nombre de photographes. Il faut toutefois préciser que ces photographes, dont le travail est si populaire au dix-neuvième siècle, ne sont alors que de simples opérateurs. Ils deviendront des artistes bien après leur mort, lorsque leurs images seront retirées des archives et entreront au musée. Si l’on en croit Douglas Crimp qui a examiné ce phénomène, ce n’est que vers le milieu du vingtième siècle que les « vues » d’Égypte, de l’Ouest états-unien ou des monuments de France se sont transformées en œuvres de Maxime Du Camp, de Timothy O’Sullivan ou de Henri Le Secq2. Et c’est pourquoi Lucy Lippard a pu qualifier ces photographes du dix-neuvième siècle de « maîtres involontaires »3. Quoi qu’il en soit, les productions de ces « artistes tardifs » – ou à retardement – ont contribué en leur temps à ancrer cette manie qui a traversé les décennies, la collection du monde par son image, une obsession qui se perpétue de manière troublante dans l’actuelle fièvre paysagère, avec sa multitude de clichés sans auteurs.
Une nouvelle… géographie ?
Nous sommes donc maintenant et en tout temps, partout – et pas seulement sur Internet – sollicités par des propositions géographiques en tout genre, quotidiennement réduits ou pourquoi pas, joyeusement consentants, à la condition du armchair traveller devant des perspectives de sites séduisants, rêvés, convoités. En pareille situation, l’image vient forcément avant le lieu dont la saisie ou la conception passe comme automatiquement par sa photographie. Et celle-ci, qui vient avant, viendra aussi bien après, en un énième multiple de l’image du monde. Le photographique a incontestablement des incidences sur le rapport à l’espace de nos sociétés contemporaines car de plus en plus, « on ne voit que ce qui a déjà été vu et on le voit comme il doit être vu »4. Ainsi, le monde ne serait plus qu’un assortiment de paysages à collectionner, en images pour les voyageurs en fauteuil ou comme des destinations à re-connaître et à re-photographier pour les voyageurs qui concrètement s’y transportent. Marshall McLuhan déjà l’affirmait : « Le monde même devient ainsi une sorte de musée d’objets déjà vus dans un autre médium. […] C’est ainsi que le touriste, devant la tour de Pise ou le Grand Canyon d’Arizona, peut se contenter de vérifier ses réactions devant ce qui lui est depuis longtemps familier et en prendre sa photo »5. Cela est bien connu, nous sommes tous désormais des touristes, héritiers dilettantes à la fois des « maîtres involontaires » et des collectionneurs d’un autre siècle. Mais qu’en est-il des artistes photographes qui s’occupent aujourd’hui de « vues » et de territoires ? Jusqu’à quel point un commentaire artistique éclairé sur le paysage et sur les attitudes et pratiques contemporaines à son égard – dont la collection – est-il possible?
L’attrait du géographique ou du « topographique » n’épargne évidemment pas les artistes6. Et bien sûr, tout oeuvre photographique d’emblée se présente comme une collection : collection de négatifs – ou bien d’amas de pixels ordonnés – ou d’épreuves originales, ou encore collection de motifs, d’iconographies particulières que l’on tendra à classer par sujets ou objets, par thématiques.
Depuis toujours le paysage, lorsqu’il est envisagé selon sa définition première, correspond à une prise de possession symbolique de l’espace par sa représentation. Au même titre que les cartes géographiques élaborées à l’époque, les « photographies de paysage » du dix-neuvième siècle furent d’abord les produits de surveys photographiques, des relevés géographiques ou géomorphologiques effectués sur ordre d’un commanditaire étatique. Les images en résultant furent souvent utilisées à des fins de propagande, destinées à bâtir l’image d’un pays, à renforcer l’identité d’une nation et devinrent même parfois les instruments de l’expansionnisme des empires. Le touriste aujourd’hui n’agit pas autrement, qui croit redessiner la carte du monde et s’approprier celui-ci en le photographiant. De même, il nous faut constater que le photographe « paysagiste » ou l’artiste-collectionneur contemporain demeure un voyageur, un explorateur, voire un conquérant.
Ce n’est certes pas inconsidérément que Lucy Lippard présente une certaine catégorie de photographes comme les « ultimes touristes de la tragédie »7. Ce sont ceux qui nous montrent sans fard, et sans manipulations, les altérations subies par notre environnement – ou par celui des autres. Lorsqu’ils posent un regard critique sur les ravages causés par le développement urbain outrancier et irréfléchi, l’on parle de « paysage économique ». Certains s’attachent à capter les dégradations causées par l’industrie lourde, d’où l’expression « paysage dévasté ». D’autres traquent les infimes signes, les traces minimes qui dévoilent ce que le territoire cache d’horrible ou de menaçant; devrait-on alors parler de « paysage pernicieux » ? Si l’on empruntait la terminologie élaborée par Jean-Didier Urbain pour sa typologie des touristes8, l’on pourrait qualifier ces praticiens d’explorateurs de « sites catastrophiques ». Suivant cette même nomenclature, il y aurait aussi les visiteurs des « espaces interstitiels », ces artistes « à l’affût des intervalles encore vacants » de notre monde, découvrant l’inédit du paysage dans des espaces laissés pour compte par nos sociétés, ces lieux dont nul d’ordinaire ne se préoccupe. Ces collections de sites entre et non pas autres, d’hiatus, de lieux insignifiants formeraient certes un commentaire sur l’espace contemporain, une sorte de constat sur la configuration par le vide. Puis, toujours conformément à la classification de J.-D. Urbain, il y aurait « les voyageurs des confins », ces photographes que l’on retrouve habituellement en banlieue et en zones périurbaines. Ceux-ci font vraisemblablement figure de conquérants de la nouvelle frontière, descendants en ligne directe des opérateurs des surveys géographiques de la « frontière » du dix-neuvième siècle, et tout comme eux s’appliquant à de minutieux inventaires de zones désertiques. Car si, depuis les années 1970, la banlieue est réputée être une nouvelle « frontière », point d’arrivée de déplacements causés par une certaine « mobilité sociale », ses vastes étendues indistinctes ou indifférenciées rappellent assurément les déserts de la frontière originaire, celle de l’Ouest.
À la manière de ces « expéditionnaires » de la frontière, les artistes cartographes s’emploient également à élaborer des relevés attentifs. Tout aussi passionnés de paysage mais tentant d’en déjouer les modalités perspectives en élevant le point de vue pour nous faire, les re-composant au passage, autrement percevoir les choses du monde, ils établissent des topologies insolites. Et à ces cartographes sont apparentés les voyageurs des espaces inexistants, « inventeurs » de destinations, qui s’emploient à moduler ou à remodeler la géographie et la topographie des territoires par un travail qui emmêle les captations de motifs existants et les manipulations infographiques. Apparaissent ainsi des panoramas ambigus, des paysages de nulle part qui, si l’on n’y prend garde, miment des lieux existants et nous confondent. Fatalement, dans ce cas, l’image vient avant le lieu et il est, à l’évidence, impossible de s’y rendre en re-connaissance. Ces artistes seraient vraisemblablement des « photographes en fauteuil », occupés qu’ils sont à confectionner des « vues » et des « paysages », des collections inédites demandant toutefois un examen circonspect. Et puis il y aurait les adeptes du détournement, touristes du tourisme photographiant des photographies ou se faisant les observateurs de leurs alter ego amateurs et de leurs mœurs. Ceux-là usent de procédés propres au tourisme, et distraient pour ainsi dire ses « objets », cartes et cartes postales, effigies et emblèmes ridicules ou attendrissants. En un redoublement éloquent et symptomatique du médium et de son histoire duelle, ces artistes chassent les photographes et la photographie amateurs, collectionnent et donnent à voir les collections et leurs possesseurs.
N’y a-t-il pas une belle étrangeté dans ces répertoires d’endroits vers lesquels nous ne pourrons aller puisqu’ils n’existent pas, dans ces recensions de lieux quelconques qui ordinairement n’attirent personne mais qui ont pourtant quelque chose à offrir à qui s’efforce de conserver une certaine distance ? De ce trop bref inventaire des thématiques paysagères et des intérêts géographiques des pratiques artistiques actuelles ressort l’évidence d’une vision critique mais aussi d’attaches révélatrices, tant aux productions des « maîtres » du passé qu’aux usages de la photographie « ordinaire ». Les observations qui nous sont là proposées devraient sans doute contribuer à infléchir notre conception de ce qui nous entoure, ne serait-ce qu’en termes d’éveil à nos comportements de collectionneurs du monde par ses images et de consommateurs de destinations. Ouvrant de singulières perspectives sur la tyrannie paysagère ambiante, ces collections contemporaines nous découvriraient notre condition de géophages impénitents.
1 Rappelons qu’à l’origine un « paysagiste » est un artiste peintre et non pas un jardinier ou un aménagiste.2 D. Crimp, On the Museum’s Ruins, MIT Press, 1995, p. 74-75.
3 L. R. Lippard « Outside (But Not Necessarily Beyond) the Landscape », Aperture, no 150, hiver 1998, p. 60.
4 A. Cauquelin, L’invention du paysage, PUF, 2000 (1989), p. 84.
5 M. McLuhan, Pour comprendre les médias, Bibliothèque québécoise, 1992 (1964), p. 309-310. L’auteur souligne.
6 Cette notion de « topographie » mériterait certainement un détour vers les années 1960 et 1970, vers leurs nouveaux topographes qui eux-mêmes se réclamaient des « maîtres » du dix-neuvième siècle, et vers leurs artistes dits conceptuels, autres aïeux présumés des actuels photographes « paysagistes ». L’espace manque malheureusement ici.
7 L.R. Lippard, On the Beaten Track, The New Press, 1997, p. 130.
8 J.-D. Urbain, L’idiot du voyage, Payot & Rivages, 1993.
Praticienne en photographie et installation depuis plusieurs années, Suzanne Paquet est titulaire d’un doctorat en histoire de l’art. Ses recherches portent sur les usages de l’image dans la production de l’espace contemporain.