Doyon-Rivest, Thanks for being there – Julie Lavigne, Les produits dérivés de la firme Doyon-Rivest, publicité, multiple ou ready-made ?

[Hiver 2006-2007]

Depuis la création de leur duo, « la firme Doyon-Rivest », en 2000, les artistes Mathieu Doyon et Simon Rivest travaillent sur les interrelations entre la publicité et l’art en mimant les façons de faire de la publicité pour mieux en interroger les spécificités et le fonctionnement. Pour le projet Thanks for being there, la firme Doyon/Rivest crée des objets promotionnels qui portent son logo, objets qu’elle met ensuite en scène pour monter une véritable campagne publicitaire. Le duo tente ainsi de brouiller la frontière entre la publicité et l’art et de réduire de manière subversive l’écart entre le grand art et une pratique appartenant à la culture de masse.

par Julie Lavigne

Depuis la création de leur duo, « la firme Doyon-Rivest », en 2000, les artistes Mathieu Doyon et Simon Rivest travaillent sur les interrelations entre la publicité et l’art. Plus précisément, le duo d’artistes mime les façons de faire de la publicité pour mieux en interroger les spécificités et le fonctionnement. Il faut dire que la pseudo-firme s’y connaît en stratégie publicitaire puisque, en plus de sa pratique artistique, Simon Rivest œuvre au sein d’une agence de publicité. En ce sens, le questionnement de même que le regard critique que pose la firme Doyon-Rivest sur la publicité comme sur l’art provient de l’intérieur même de la pratique : leur critique s’en trouve plus nuancée et aussi plus ambiguë. Ainsi, les œuvres de la firme se démarquent considérablement des critiques virulentes et explicites de la publicité proposées par exemple par la revue canadienne Adbuster. En fait, au premier coup d’œil il est presque impossible de faire la différence entre une œuvre de Doyon-Rivest et une véritable publicité. D’ailleurs, le panneau de type Médiacom est un de leurs formats de prédilection sur lequel les artistes présentent des images de facture publicitaire portant le logo de la firme bien en évidence1. Ce n’est que par le contexte artistique de la présentation de l’œuvre et un examen minutieux qu’il est possible de comprendre la supercherie. Ainsi, aucun produit ne fait l’objet d’une promotion dans ces images et il y a toujours un détail qui cloche dans leur mise en scène, ce qui a pour effet de renverser littéralement leur signification. La publicité cherchant à vendre l’image de marque d’une compagnie s’avère en réalité un simulacre de publicité servant à promouvoir une firme fictive, une autopromotion du collectif Doyon-Rivest. Par cette pratique, les artistes visent nécessairement à exploiter les stratégies publicitaires à des fins artistiques comme la publicité l’a fait depuis plus d’un siècle avec l’art. Qui plus est, il est patent que le duo tente également de brouiller la frontière entre la publicité et l’art et de réduire de manière subversive l’écart entre le grand art et une pratique appartenant à la culture de masse qui est de surcroît commerciale.

Avec le projet Thanks for being there 2, la firme Doyon-Rivest pousse encore plus loin l’interrelation entre la publicité et l’art en créant des objets promotionnels qui portent son logo, objets qu’elle mettra ensuite en scène pour monter une véritable campagne publicitaire. Les objets portant la marque Doyon-Rivest correspondent presque tous à de banals produits dérivés. Il y a toutefois quelques exceptions comme le bateau ou le matelas de yoga, qui correspondent davantage au produit-vedette d’une compagnie qui affiche sa marque ou comme le trophée ou la batterie qui constituent un lieu d’expression pour le propriétaire de l’objet. Mais, que ce soit le ballon, le crayon, la tasse ou le poncho imperméable, les objets Doyon-Rivest constituent des supports de promotion parfaits pour une marque de commerce. Il s’agit, en fait, d’une stratégie de marketing commune, une forme simple et assez insidieuse de publicité mobile : on offre au client un cadeau pratique, un crayon par exemple et, à chaque fois que ce dernier l’utilise, il se trouve à faire la publicité de la compagnie. Il en résulte qu’en créant ces objets la firme Doyon-Rivest ne fait qu’explorer un nouveau support de publicité. La photographie publicitaire laisse place à des objets en trois dimensions où ne subsiste que le logo de la pseudo-firme. Par contre, cette pratique artistique consistant à utiliser un objet banal du quotidien, à le transformer en objet d’art par la seule signature, rappelle considérablement la pratique de ready-made de Marcel Duchamp. Toutefois, la proposition de Doyon-Rivest pervertit entièrement la nature du ready-made. Effectivement, ce n’est pas un objet usuel que l’on transforme légèrement pour lui donner une autre fonction ou un sens surprenant (pensons par exemple à Fontaine de Duchamp de 1917). Il s’agit plutôt ici d’un objet usuel auquel est simplement ajoutée une logo-signature : les artistes ne subvertissent donc pas la fonction de l’objet en le rendant surréel ou étrange, ils ne font que le transformer en faux produit dérivé ou encore en vrai produit dérivé artistique, autrement dit, un multiple. La fonction critique n’est pas du tout la même. En ce sens, la pratique de Doyon-Rivest s’apparente beaucoup plus à du pop art qu’à un ready-made duchampien. Umberto Eco explicite la différence entre les deux pratiques comme suit :

In ready-made surrealist objects, the kitsch used in the composition of disturbing collage was implicitly condemned. Whereas is pop art kitsch is redeemed. Banality, bad taste, the violent colors of commercial objects, lowbrow advertisements and horror comics are raised by the artist into new state of esthetic dignity.3

En fait, Doyon-Rivest affirme sans ambages : « notre travail ne se veut ni une critique ni une apologie de la publicité, mais plutôt une appropriation, une mise à profit de ce puissant réseau que sont les médias dans un monde où nous sommes littéralement bombardés d’images de toutes sortes4 ». Dans cette appropriation de la publicité, les artistes font passer l’esthétique publicitaire au rang d’œuvre d’art et affirment par le fait même son intérêt plastique dans une démarche artistique.

Cette valorisation de l’esthétique publicitaire est plus manifeste encore dans les mises en scène photographiques des produits dérivés Doyon-Rivest. En effet, l’esthétique publicitaire transparaît grandement dans la série photographique, à un tel point qu’il est difficile de comprendre ce qui la distingue d’une réelle campagne de promotion. Il apparaît toutefois évident, si l’on s’y attarde un peu, que ces photographies ne sont pas des publicités; chaque image a un je-ne-sais-quoi d’incompatible avec ce média. Pourtant, les photographies suivent à la lettre les nouveaux préceptes de la publicité avec cette mise en scène attirante du produit-cible tout en mettant en évidence la marque de commerce. On comprend difficilement ce qui déraille dans l’image et c’est ce qui fait la force de la pratique artistique de la firme Doyon-Rivest. Il est impossible ici d’analyser une à une les photographies, mais prenons uniquement celle de la femme sous la douche. Tout dans cette image respire le bonheur : une femme enceinte se prélasse sous la douche, voilée légèrement par un rideau Doyon-Rivest. L’image est léchée, l’éclairage parfait, même le logo reprend formellement l’arrondi du ventre de la future maman. Alors, qu’est-ce qui cloche ? Dans ce cas-ci, c’est la difficulté de construire le sens de cette image. Théoriquement, cette publicité met en valeur un objet et une marque de commerce, soit le rideau de douche et le logo de Doyon-Rivest. Or, est-ce qu’une compagnie choisirait un rideau de douche comme support de visibilité de sa marque de commerce ? Ce n’est pas impossible, mais douteux. Par contre, il est très révélateur que l’image prenne tout son sens lorsqu’on connaît le travail de la firme Doyon-Rivest. Effectivement, comme la scène de la femme sous la douche ne s’appréhende par le spectateur qu’à travers un écran signé par un collectif d’artistes, on peut comprendre que la publicité se trouve fictivement derrière le filtre artistique que symbolise, non sans ironie, le rideau de douche. Le produit dérivé Doyon-Rivest devient donc le symbole du véritable apport artistique à l’image plutôt qu’être une simple image publicitaire. Les artistes reprennent donc ici à leur profit une stratégie purement commerciale.

Alors que dans leurs précédentes œuvres, la logo-signature n’était apposée qu’en surface sur une fausse publicité, elle se trouve dans cette production à s’immiscer littéralement dans l’image publicitaire pour en troubler le sens. Les artistes affichent plus insidieusement leur logo-signature, exposant par le fait même l’omniprésence des marques de commerce visibles dans notre société. L’image présentant les personnes portant les ponchos imperméables l’évoque bien : où que l’on soit, il est difficile d’échapper à la diffusion des marques de commerce, car elles nous suivent et nous collent littéralement à la peau par le biais d’une multitude de vêtements griffés. Par contre, à l’instar de toute sa production, Doyon-Rivest s’interroge sur les façons de faire de la publicité tout en s’abstenant de la critiquer directement. Ils laissent ainsi au spectateur le libre choix de se faire une opinion. En ce sens, la grande force de Thanks for being there est d’exposer de manière astucieuse et humoristique certaines stratégies publicitaires et de demeurer une œuvre ouverte5 où le spectateur doit lui-même tirer ses propres conclusions.

1 Le format Médiacom sera utilisé notamment pour les œuvres faisant partie de leur première exposition solo, en 2001, au centre d’artistes de Québec, L’œil de poisson, intitulée Vos spécialistes en création de besoins et pour l’installation Parce que vous allez et venez proposée dans le cadre de l’exposition organisée par le Centre d’art public, Artefact 2004.2 À l’origine, le projet a été réalisé pour une exposition à la Gallery TPW de Toronto sous forme d’installation comprenant l’exposition de certains des objets promotionnels, la projection numérique d’une étude de marché fictive et les photographies de la pseudo-campagne publicitaire.

3 Umberto Eco, « Lowbrow Highbrow, Highbrow Lowbrow », dans Carol Anne Mahsun (éd.), Pop Art : the Critical Dialogue, Ann Arbor / Londres, U.M.I. Research Press, 1989, p. 228.

4 Doyon/Rivest, « Stratèges du potentiel affectif », Espace, no 63, printemps 2003, p. 16.

5 Il s’agit d’une expression proposée par Umberto Eco dans son ouvrage maintenant classique : L’œuvre ouverte, Paris, Éditions du Seuil, collection Points (n° 107), série Essais, 313 p. En quelques mots, Eco utilise l’expression œuvre ouverte pour signifier que « l’œuvre d’art est un message fondamentalement ambigu, une pluralité de signifiés qui coexistent en un seul signifiant » (l’italique est de l’auteur), p. 9.

Ce texte est une version française revue du texte originellement commandité par the Toronto Photographers’ Workshop pour l’exposition Doyon-Rivest : Thanks for being there, présentée à TPW du 27 octobre au 26 novembre 2005. Le texte anglais est accessible sur le site de TPW.

Doyon-Rivest est un collectif d’artistes fondé en 2000 à Québec. Mathieu Doyon est artiste en arts visuels et musicien, tandis que Simon Rivest est graphiste et directeur artistique dans une agence de publicité. La démarche artistique de la firme Doyon-Rivest consiste en la création de sa propre marque et en l’utilisation de celle-ci comme mode de communication.

Julie Lavigne est actuellement stagiaire postdoctorale au Centre de recherche en éthique de l’Université de Montréal. Elle vient d’obtenir son doctorat en histoire de l’art de l’Université McGill. Ses recherches portent notamment sur l’art contemporain, l’histoire de l’art féministe et l’éthique. Elle est également responsable du dossier Démarche artistique contemporaine pour la revue Les Cahiers du 27 juin. L’auteur a publié des textes dans les revues Globe. Revue internationale d’études québécoises, Parachute et Espace.