[Hiver 2006-2007]
par Vincent Lavoie
Le World Press Photo of the Year est décerné annuellement à l’auteur de l’image la plus exemplaire d’un fait d’actualité récent. Créé en 1955 à l’occasion de la célébration du 25e anniversaire du syndicat des photographes néerlandais, ce prix, aujourd’hui doté d’une bourse de 10 000 euros, constitue, avec le Pulitzer, la plus haute distinction accordée dans le domaine du photojournalisme. Au début de février de chaque année, un jury essentiellement composé de pairs compulse des milliers de dossiers de candidature relevant des catégories suivantes : information générale, spot d’actualité, protagonistes de faits divers, portraits, sciences et technologie, nature et environnement, arts, sports, et vie quotidienne. Des premiers, deuxièmes et troisièmes prix, de même que des mentions honorables sont attribués pour chacune de ces catégories où figurent des photos isolées et des séquences présentées sous forme de reportage. Parmi l’ensemble des images primées, le jury désigne l’image de l’année, grande lauréate World Press Photo. Le service de communication de la fondation néerlandaise s’empare alors de ce chef-d’œuvre qu’il hypostasie sous diverses formes : affiche, publication, site web, exposition. L’exposition annuelle du World Press Photo, que l’on présente simultanément dans plusieurs villes du monde afin de satisfaire à la demande populaire, constitue l’apogée de ce rituel de consécration où les images, dès lors affranchies de tout contexte éditorial, s’imposent comme autant d’incarnations du mérite photojournalistique.
Les conditions du mérite
Mais que récompense-t-on exactement ? Est-ce l’auteur pour son mérite ? Est-ce l’image pour son exemplarité ? Est-ce l’événement pour être survenu ? La dernière hypothèse n’est peut-être pas aussi saugrenue qu’il y paraît. Wilson Hick, ancien éditeur de Life et mentor de toute une génération de photojournalistes, n’hésite pas à affirmer qu’il est « fréquent que l’événement, et non le photographe, fasse l’image ». Il en veut pour preuve ces deux images reproduites dans l’ouvrage qu’il publie en 1952 sous le titre Words and Pictures. An introduction to photojournalism1. La première photographie, bien connue, est prise en 1937 par Sam Shere et montre l’explosion du dirigeable allemand Hindenburg alors qu’il s’apprête à atterrir à Lakehurst au New Jersey. Le second cliché montre la chute d’un homme photographiée par un amateur depuis la terrasse de l’Empire State Building à New York. Ces deux photographies ont ceci en commun qu’elles représentent les virtualités contingentes d’une situation prévue : l’atterrissage sans histoire du dirigeable d’une part, la contemplation quiète du panorama new-yorkais d’autre part. Ce que ces images montrent, c’est l’événement de l’événement, c’est-à-dire cette part d’imprévisibilité qui, pour peu qu’elle mette à l’épreuve la vigilance et la célérité médiatique, est susceptible de produire des chefs-d’œuvre. Des prix Pulitzer ont été accordés en vertu de ce principe. Rappelons-nous cette célèbre photographie prise par Eddie Adams montrant l’exécution sommaire d’un présumé Viêt-Cong par le chef de la police de Saigon. Les circonstances dans lesquelles s’est déroulée la réalisation de la photographie de l’exécution le démontrent parfaitement. L’attention médiatique était mobilisée bien avant que le chef de la police n’abatte le détenu. Adams a d’ailleurs réalisé un cliché où l’on voit la victime escortée par trois marines. La représentation photographique du coup de feu montre en quelque sorte l’irruption d’un second événement qui introduit une part d’aléatoire à l’intérieur d’une procédure d’enregistrement jusqu’alors maîtrisée. La captation de cet instant est méritoire non pas tant parce qu’elle constitue une prouesse ou un coup de chance, mais bien parce qu’elle est l’expression exemplaire d’une action non préméditée. Dans ces conditions, la réaction du photographe ne peut être qu’instinctive, et le chef-d’œuvre involontaire. Or c’est précisément la dimension instinctive et aléatoire liée à la genèse de cette image qui est valorisée par la profession. Faut-il alors s’étonner que la photographie amateur, particulièrement celle où la précarité des conditions de prise de vue apparaît manifeste, ait reçu l’assentiment de l’institution Pulitzer ? Que le cliché réalisé par Arnold Hardy, un photographe amateur d’Atlanta, montrant la défenestration d’une jeune femme, ait obtenu en 1947 le prix Pulitzer montre à l’évidence que la « pauvreté esthétique » d’une image ne saurait constituer un facteur discriminant. L’intérêt de cette photographie sensationnelle tient évidemment au caractère exceptionnel de la scène tout autant qu’à la promptitude du photographe, deux attributs fondamentaux du photojournalisme orthodoxe.
Les prix Pulitzer, comme les World Press, adhèrent à une conception naturaliste de l’événement laquelle, comme l’explique Jocelyne Arquembourg-Moreau dans Le temps des événements médiatique2, conçoit les événements comme des entités autonomes qu’il suffit d’enregistrer. Non croyons plutôt, comme Michel de Certeau, que les événements sont des « fictions de surprise » et qu’ils constituent à ce titre les causes autant que les effets de procédures de médiatisation. La conception naturaliste de l’événement érige en véritable absolu cette coprésence du photographe et de l’événement, ce dogme de la contiguïté temporelle, corollaire de l’impératif catégorique de la proximité spatiale qui valut à Robert Capa d’être consacré « le plus grand photographe de guerre au monde » par le Picture Post en 1938. C’est à raison que Michel Frizot a reconnu dans l’inscription du dispositif photographique sur le territoire de l’événement le premier signe d’une véritable révolution médiatique3. Cette présence du photographe sur les lieux continue d’être revendiquée, et cela au sein même des pratiques critiques des préceptes du photojournalisme, comme une nécessité. L’expérience directe des situations de crise notamment, et non plus simplement leur évocation médiatique, est considérée par plusieurs – rappelons les noms de Susan Meiselas ou de Gilles Peress – comme un impératif. La nécessité toute empirique de se frotter à la détresse du monde, outre de répondre à la volonté de mieux comprendre les données politiques et idéologiques à la base des conflits, recouvre l’intention de renouer avec « l’expérience d’un intime bouleversement du monde »4 que les traitements médiatiques actuels de l’événement ne cesseraient d’altérer. La présence du photographe sur les lieux d’un conflit ou d’un drame s’inscrit dans le prolongement d’une position éthique qu’on ne cesse, au moins depuis Capa, de louanger. C’est le traumatisme du réel davantage que le choc de la nouvelle qui constitue en l’espèce l’authenticité testimoniale et la probité morale du photographe de reportage. Voilà donc ce à quoi pourrait tenir le mérite de l’auteur honoré : la revendication d’un devoir de présence face à l’événement.
Or les respectables dispositions morales du photographe méritant ne sont pas sans incidence sur la valeur économique des images lauréates. De fait, la corrélation entre mérite, honneur et valeur marchande des images de presse est parfaitement assumée par le War Photo Museum à Dubrovnik, en Croatie, qui propose, dès la page d’accueil de son site web, la vente de tirages originaux honorés d’un prix international5. On prend soin de bien indiquer la nature des honneurs – World Press Photo, Fuji European News Photographer of the Year – et de fournir toutes les informations et indications constitutives de la valeur économique et symbolique des images : le nombre limité de tirages, la numérotation de l’épreuve accompagnée de la signature de l’auteur, l’émission d’un certificat d’authenticité, voilà autant de conditions destinées à produire de la rareté6. L’attribution d’un World Press Photo s’inscrit dans le cadre d’un processus de raréfaction et de fétichisation des images de presse parfaitement contradictoire au demeurant non seulement avec la nature reproductible de l’image photographique mais avec ce processus de monumentalisation des images de presse assuré par leur diffusion massive dans les imprimés.
Crise du photojournalisme et revalorisation stratégique
À l’instar des premiers Salons du XVIIIe siècle, les expositions photographiques du World Press attirent un large public. Plus particulièrement, elles donnent lieu à des questionnements de nature esthétique et éthique. L’imbrication des considérations esthétiques et éthiques revêt en l’occurrence un caractère d’autant plus critique que les photographies exposées – essentiellement des images de guerre, d’horreur et de catastrophes – convoquent des sentiments mêlés de plaisir et de déplaisir, d’émotion et de compassion, d’admiration et d’indignation. Or ces « chefs-d’oeuvre » de l’actualité médiatique constituent par ailleurs des symboles de mérite et d’accomplissement artistique, des objets de récompense et de reconnaissance. De même que l’Académie honorait par son prix de Rome la peinture d’histoire, de même le World Press Photo est une instance de légitimation de la photographie d’actualité destinée, selon nous, à pallier le déficit symbolique d’un photojournalisme moribond.
Car le photojournalisme est en crise, tel est en tout cas le constat que les acteurs de la profession de cessent de réitérer, à la manière d’un mantra, depuis le début des années soixante7. Bien avant que le New York Times ne proclame en toutes lettres, dans sa livraison du 29 décembre 1972, la mort de Life, figure de proue du photojournalisme américain, les ténors de la profession avaient identifié les symptômes d’un déclin déjà ressenti comme inéluctable. Wilson Hicks observe en effet, à la faveur d’une conférence prononcée en 1962, que le photojournalisme n’est plus en phase avec les enjeux actuels de la communication de masse, qu’il peine à préserver sa vocation historique consistant à informer par l’image, qu’il verse progressivement dans le sensationnalisme et le consumérisme, qu’il cède à la télévision, principale cause de sa dérive, le monopole de la représentation de l’actualité. Hicks accuse l’écran cathodique de dérober aux magazines du temps de lecture, d’attirer à son profit la cohorte des commanditaires, de s’approprier l’exclusivité des nouvelles-chocs, de ne laisser à l’image fixe que des résidus d’événements. La liste des imputations et reproches est longue. On déplore que le photojournalisme privilégie le divertissement et les contenus « people » sous la pression de nouvelles concurrences médiatiques. On condamne le fait que le photojournalisme flirte avec l’art de son temps – le postexpressionnisme abstrait et le pop art – en sacrifiant ses propriétés testimoniales et documentaires, pourtant les seules susceptibles de garantir sa fonction d’information.
Mais si, sous la plume de Hicks, la déclinaison des déconvenues du photojournalisme dans les années soixante traduit un profond malaise, ce triste constat permet également à l’auteur de rappeler la noblesse des assises historiques et culturelles de la photographie de presse : l’entre-deux-guerres et la Nouvelle Objectivité, moment et mouvement phares de la modernité artistique. D’où ce plaidoyer en faveur d’une revalorisation de la clarté descriptive et de la transparence fonctionnelle de l’image photographique, qu’il oppose aux expérimentations formelles et conceptuelles de l’heure. Hicks en appelle explicitement à l’héritage de la Nouvelle Objectivité, terreau du photojournalisme moderne, en convoquant les mots de Franz Roh, l’une de ses figures tutélaires : « The copying of nature, the clear-cut, objective reproduction of fascinating slices of reality, is and will always be the essential sphere of photography »8.
Or les épisodes les plus aigus de cette crise du photojournalisme constituent autant de moments opportuns pour exprimer les principes fondateurs de cette pratique. La déclinaison des symptômes « morbides » du photojournalisme est riche d’enseignements sur les diverses actions individuelles, collectives ou institutionnelles destinées à revaloriser ce volet de la production photographique. C’est d’ailleurs dans ce contexte de crise que sont publiées les premières études historiques consacrées au photojournalisme, comme si la légitimation historiographique pouvait faire contrepoids à la vitalité déficiente de l’industrie. La célébration des figures canoniques du photojournalisme, la description des percées technologiques attribuables à l’essor du domaine, le récit de l’éclosion des fleurons de la presse illustrée, la valorisation de la probité éthique du photographe de reportage, tels sont les principaux traits que les premiers historiens de cette pratique, essentiellement des photographes de métier, soulignent comme autant d’antidotes au déclin de la profession. La crise du photojournalisme constitue ainsi le parfait prétexte à l’instauration d’un ensemble de stratégies de réhabilitation et de promotion de ses mythes fondateurs, symboles et emblèmes. Le culte de l’auteur, la contribution du photojournalisme à la représentation de l’histoire, la fonction éthique des images de presse, le droit à l’information, la prépondérance de l’illustration photographique dans la presse illustrée, l’autonomie du photojournalisme en regard de l’art, voilà autant d’aspects de cette revalorisation stratégique du photojournalisme en temps de crise qu’exacerbent les rhétoriques du mérite et de la récompense.
3 Michel Frizot, « Faire face, faire signe. La photographie, sa part d’histoire », Face à l’histoire. L’artiste moderne devant l’événement historique 1933-1996, Paris, Centre Georges-Pompidou, 1996, p. 53.
4 Claude Romano, L’événement et le monde, Presses Universitaires de France, Paris, coll. Épiméthée, 1998, et en particulier le sous-chapitre intitulé « L’événement journalistique, en tant que corrélat de l’expérience dégradée », p. 273-283.
5 Voir www.warphotoltd.com
6 Sur le statut de la photographie dans les économies symboliques de la rareté artistique, voir Sylvain Maresca, « Sortir des impasses du vintage », La Recherche photographique, n° 18, 1995, p. 57-59; Raymonde Moulin, « La genèse de la rareté artistique », De la valeur de l’art, Paris, Flammarion, 1995, p. 161-191.
7 Voir Wilson Hicks, « What’s the matter with photojournalism? », 1962; Howard Sochurez, « The crisis in photojournalism », 1963, conférences reproduites dans R. Smith Shuneman, Photographic communication: Principles, problems and challenges of photojournalism, New York, Hastings House Publishers, 1972, p. 234-240; p. 241-244.
8 Ibidem, p. 240.
Vincent Lavoie est professeur au Département d’histoire de l’art de l’Université du Québec à Montréal. Il a notamment publié L’instant-monument. Du fait divers à l’humanitaire, aux éditions Dazibao, Montréal, 2001.