Pascal Grandmaison – Charles Guilbert

[Hiver 2006-2007]


Musée d’art contemporain de Montréal
du 27 mai au 9 octobre 2006

Pascal Grandmaison est animé d’une énergie créatrice peu commune. Sa nouvelle exposition présentait huit projets distincts, dont quatre ont été créés cette année même! Ce qu’une exposition d’une telle envergure rend possible pour le spectateur, c’est de passer de la lecture séparée des œuvres à une lecture d’ensemble décloisonnée, de saisir un esprit, un parcours, un mouvement de la pensée. À travers le dialogue intense que l’artiste a su établir entre ses oeuvres (notamment entre les installations filmiques et les séries de photos), la nature paradoxale de son œuvre se révélait complètement. À la fois élégante et austère, cette œuvre suscite un plaisir esthétique en même temps qu’elle instille un sentiment de manque, presque de malaise, dont la source semble être la présence simultanée de deux principes opposés : l’un de fusion, l’autre de séparation.

Au musée, six des huit projets mettent en scène de jeunes adultes seuls, au regard hypnotique et à l’allure stoïque. Le spectateur, devant ces images dont émane une sorte de mutisme, est amené à observer le rapport particulier qui s’établit entre les personnages et l’espace, comme si l’un et l’autre se rapprochaient au point de s’écraser. Dans chacune des photos extraites de la série Verre, un personnage est debout derrière un verre translucide et semble emprisonné dans l’image, comme comprimé. Cette stratégie de fusion du sujet et de l’espace est aussi à l’œuvre dans la série Ouverture qui montre isolément la tête de quatre individus photographiés radicalement à contre-jour et se fondant dans le fond gris monochrome de l’arrière-plan.

L’accentuation de la planéité de l’image n’est qu’un des moyens utilisés par l’artiste pour exacerber le rapport fusionnel des personnages à l’espace. La composition et le cadrage en sont d’autres, à l’aide desquels l’artiste met en scène d’étonnantes pressions verticales ou latérales de l’espace sur les personnages et vice-versa. Dans la photographie extraite de la série Waiting Photography, on voit, tout au bas de la grande image, une jeune femme cadrée à la hauteur des cuisses et dominée par un vaste espace blanc dont on a l’impression de sentir le poids. Dans chacune des photographies d’Upside Land, un relief apparaît le long de la bordure supérieure de l’image qui est, pour le reste, entièrement blanche. On devine qu’il s’agit de la semelle d’une chaussure de sport surplombant un espace vierge, comme si le vide pouvait devenir un point d’appui. Dans Air, le ventre d’une jeune femme vêtue d’un pull gris foncé se gonfle et se rétracte, faisant apparaître dans l’image une masse laineuse et ondulante qui écrase l’image blanche et granuleuse.

Mais c’est dans Cristal, installation pleine d’inventions, que les liens entre le sujet et l’espace sont les plus étroits. Grâce à des mouvements de caméra parfois imperceptibles pour le spectateur, puisque opérés dans un espace obscur, l’artiste donne l’impression que les murs bougent, flottent, se déploient, entraînant dans leur instabilité une jeune femme au regard vigilant.

Si un ensemble de signes nous met sur la piste de la fusion du corps et de l’espace, tout un autre, au contraire, nous lance sur celle de la séparation. Elle se manifeste d’abord par l’utilisation fréquente de plans rapprochés, qui morcellent les corps, parfois au point où il devient presque impossible de reconstituer leur forme globale. On retrouve aussi, dans plusieurs des œuvres, une ligne droite qui traverse l’image de part en part, la scindant en parties. Dans Verre, la plaque translucide que tiennent les jeunes gens couvre entièrement trois côtés de l’image mais délimite à droite un espace différent, sorte d’indice d’un autre niveau de réalité. Dans Cristal, le scintillement métallique de la tranche d’une cloison amovible et de l’épaisseur d’une plaque de verre créent des coupures semblables. Dans Air, c’est le dispositif de l’installation même qui instaure la séparation, l’image se déployant non pas sur le mur mais sur une cloison au volume sculptural, dans une architecture blanche dont les arêtes apparaissent et disparaissent au rythme du souffle de la jeune femme. Les sons aussi, omniprésents dans l’exposition, créent de troublants effets de dissociation.

Est-il possible que le souffle de la jeune fille produise un tel grondement ? Qu’un pas fasse un tel vacarme ? Que le cristal qui tournoie sur lui-même batte l’air aussi bruyamment ?

Si la séparation agit de façon souterraine dans plusieurs œuvres, parfois elle est exprimée sans détour et devient presque un thème. Dans Cristal, le dédoublement soudain du visage de la jeune femme – sans qu’on puisse identifier la présence de la source réfléchissante – est sans contredit une scène clé. Dans Mon ombre, un homme à l’air grave et aux gestes erratiques semble vivre de façon conflictuelle la présence d’une caméra vidéo miniature diffusant des images de lui.

Devant des œuvres qui font cohabiter autant de signes de fusion et de séparation, et qui, en plus, intègrent souvent des sources réfléchissantes, on pense tout naturellement au stade du miroir décrit par Lacan. On sait qu’au cours de cette expérience fondatrice, l’enfant vit « l’assomption jubilatoire de son image spéculaire ». Se forme alors la matrice du je : un je idéal créé par une identification spatiale pleine, où le sujet se perçoit comme total. Mais l’apparition même de ce je fusionné initie des séparations fondamentales : une séparation d’avec la mère d’abord, dont l’enfant se croyait indistinct jusque-là, mais surtout une discordance entre le je et sa propre réalité : entre l’image et la réalité, l’extérieur et l’intérieur, l’impuissance et la puissance, le morcellement et la totalité. Lacan écrit : « […] cette forme situe l’instance du moi […] dans une ligne de fiction, à jamais irréductible pour le seul individu […] »

On sent bien cette ligne de fiction chez Pascal Grandmaison, dont le formalisme allie recherche visuelle et quête de formes profondes. Il est d’ailleurs étonnant de constater que certaines caractéristiques de ses mises en scène renvoient à l’état du petit enfant pour qui l’identification à l’Autre, l’utilisation du langage et le contrôle de la motricité ne sont pas encore effectifs. N’est-ce qu’un hasard si les sujets sont systématiquement photographiés et filmés seuls (sans Autre), qu’ils ne prononcent jamais une parole dans les films, qu’ils sont à peu près toujours immobiles ou alors secoués par des tremblements et des spasmes et qu’ils posent souvent à la manière de statues ?

Mais plus que ces traits contextuels, c’est la dynamique interne des œuvres qui ramène à la source de soi, c’est-à-dire au cœur de ce conflit originel qui nous structure comme sujet. « Le psychique, écrit Ehrenberg dans La fatigue d’être soi, est cette distance raisonnable – et fragile – de soi à soi qui façonne le sujet moderne. […] » Cette distance, on l’éprouve à travers les oppositions systématiques qui structurent les œuvres de Pascal Grandmaison : la fusion et la séparation, bien sûr, mais aussi l’obscurité et la clarté, la veille et le sommeil, l’expressivité et l’inexpressivité, la fixité et la vibration…

En mettant en relation ces contraires, l’artiste nous rapproche de l’aliénation primordiale qui nous fonde en tant que sujet. En résultent des images à la fois sensibles et glacées qui évoquent une sorte d’absence à soi mouvementée. C’est dans un beau passage de Cristal qu’on éprouve au plus près le vertige de notre discontinuité avec le réel. La jeune femme qu’on a vue quelques instants plus tôt la tête contre un mur est maintenant au centre de l’image, de dos. Dans un bruit venteux qui évoque presque un soulèvement intérieur, elle relève lentement la tête pour enfin faire face à l’horizon, parfaitement vide.

Charles Guilbert détient une maîtrise en études littéraires. Il est écrivain, vidéaste, artiste visuel et chanteur.