[Hiver 2006-2007]
International Center of Photography, New York
du 15 mars au 28 mai 2006
Dans l’imaginaire occidental, alimenté par des images médiatiques véhiculant des préjugés et stéréotypes, l’Afrique est un lieu chaotique, sous-développé, sauvage, pauvre et malade. Cette vision misérabiliste d’un vaste continent, dix fois plus grand que l’Europe, est qualifiée « d’afro-pessimiste » par le réputé commissaire d’exposition Okwui Enwezor. Que savons-nous vraiment de l’Afrique ? Tout observateur attentif conviendra que l’image médiatique de cette partie du monde est parfaitement défavorable. Les nouvelles et les reportages ne nous présentent jamais l’Afrique ou les Africains dans des contextes normaux ou des situations ordinaires. Nous sommes surtout et souvent informés de tout ce qui est catastrophique. Ces reportages sinistres sur l’Afrique perdurent depuis trop longtemps, alors qu’ils ne sont plus justes. Il y a lieu de présenter une contre-proposition, réelle et nuancée, car, loin des clichés et des idées préconçues, il existe une Afrique diversifiée, vibrante et contemporaine. C’est donc le parti qu’a pris Okwui Enwezor, lors de l’exposition Snap Judgments : New Positions in Contemporary African Photography, en réunissant quelque deux cents œuvres de trente-cinq artistes de douze pays différents (de l’Afrique du Nord à l’Afrique subsaharienne) pour dresser un portrait informé du continent africain. Bien que l’art africain ait été intégré dans le circuit international depuis plus de quarante ans, rares sont les occasions de voir en Amérique du Nord des expositions critiques sur l’art africain contemporain. S’il est vrai que l’Afrique est comme les médias occidentaux la présentent, elle est aussi autre. N’est-il pas temps de réviser nos idées négatives et méprisantes sur ce continent et de le montrer dans toute sa richesse culturelle et sa multiplicité ?
Okwui Enwezor est lui-même un Africain du Nigeria vivant depuis plusieurs années à New York. Vedette du monde de l’art contemporain, commissaire indépendant, critique d’art et fondateur de la revue NKA : Journal of Contemporary African Art, Enwezor est actuellement doyen des affaires académiques au San Francisco Art Institute et commissaire associé à l’International Center of Photography (ICP), entre autres. Le nombre de projets internationaux qu’il a menés à titre de commissaire ces dix dernières années comprend notamment la Documenta 11, Cassel, 2002 ; l’exposition itinérante The Short Century: Independence and Liberation Movements in Africa, 1945-1994, Munich, Berlin, Chicago, New York, 2001-2002; Trade Routes: History and Geography, deuxième Biennale de Johannesburg, 1997 ; In/Sight African Photographers, 1940 to the Present, Musée Guggenheim, New York, 1996.
Dans la culture visuelle africaine, la photographie a été depuis plus d’un siècle une composante artistique importante, d’un dynamisme remarquable et d’une créativité sophistiquée. Cependant, la reconnaissance internationale des photographes africains et de leur langage visuel unique a tardé. Jusqu’à tout récemment, à l’instar de l’art contemporain africain, le travail des photographes africains n’a pas été considéré dans l’histoire de la photographie.
L’exposition In/Sight African Photographers, 1940 to the Present présentée par le Guggenheim Museum en 1996, et dont Okwui Enwezor était un des co-commissaires, a été la première tentative majeure en Amérique du Nord pour présenter les photographes africains aux publics occidentaux en mettant en valeur le rôle central de la photographie dans la culture visuelle africaine, contribuant ainsi à l’élargissement de l’histoire générale de la photographie. In/Sight comportait surtout des photographies de portrait ou de studio, telles les œuvres de Seydou Keïta, de Malick Sidibé, de Mama Casset, entre autres, mais elle présentait également la photographie conceptuelle et performative de Samuel Fosso et de Rotimi Fani-Kayode, ainsi que la photographie documentaire de l’Afrique du Sud.
Une décennie après cette exposition, Enwezor revisite la photographie comme sujet, en soulignant cette fois comment ce médium est devenu un outil vital et une source d’imagerie pour beaucoup d’artistes africains. Les artistes et les photographes contemporains de ce continent manipulent et s’approprient la photographie comme tous les autres artistes du monde.
Une différence marquante entre In/Sight et Snap Jugdments réside dans le fait que les artistes privilégient maintenant le potentiel analytique, conceptuel et archivistique de la photographie. Ici, elle est à la fois un outil d’enquête et d’analyse. C’est en effet depuis les dix dernières années qu’une photographie analytique et postdocumentaire a émergé en Afrique. À mille lieues du modèle de la documentation coloniale ou occidentale, la photographie moderne et contemporaine africaine reprend une place prioritaire dans les archives visuelles africaines existantes. C’est donc ce nouveau modèle de représentation que préconisent ces artistes et photographes. De fait, les artistes et les photographes de l’exposition Snap Judgments : New Positions in Contemporary African Photography forgent exclusivement leurs idées d’après des approches conceptuelles, comme c’est généralement le cas en art contemporain. Par conséquent, ces approches sont différentes de celles des débuts de la photographie africaine, puisque l’on y retrouve une plus large sphère d’intérêts, tels que le paysage, les réalités urbaines, la performance, le portrait et le documentaire, entre autres.
Dans ce nouveau corpus photographique, l’accent est notamment mis non seulement sur la représentation sociale de l’individu, mais aussi sur l’environnement social, les réseaux de relations et de temporalités communes. Quelques-unes des œuvres présentées dans l’exposition sont à la fois de facture documentaire et sociale (Yto Barrada, Theo Eshetu, Zwelethu Mthethwa, Omar D.), alors que d’autres sont ancrées dans la tradition performative (Oladélé Bamgboye, Tracey Rose, Mohamed Camara). Toutefois, elles ne sont jamais orientées, de façon exclusive, en fonction d’une idéologie. Ces œuvres sont fondamentalement analytiques. Si la photographie de reportage des journalistes occidentaux de type National Geographic présente souvent l’Afrique comme un endroit photogénique, exotique, coloré, sauvage et détérioré, ces artistes et photographes, quant à eux, permettent aux spectateurs de voir un autre type d’image ou une autre représentation du continent : l’Afrique comme étant changeante, vivante et dynamique.
Par exemple, les sujets de la photographe Nontsikelelo Lolo Veleko s’expriment à travers la mode, avec un style vestimentaire bien à eux. Ils sont souvent de jeunes Noirs sud-africains vivant dans le milieu urbain de Johannesburg. Quant à Allan deSouza, Otobong Nkanga, Kay Hassan, Moshekwa Langa et Yto Barrada, ils mettent en cause dans leur recherche la relation entre les mémoires africaines et coloniales. Ils cherchent ainsi à interroger, chacun à leur manière, à travers les résidus du passé colonial et postcolonial, la philosophie utopique de la décolonisation. Une grande partie de l’exposition rassemble ainsi des œuvres qui sont des récits ou des chroniques de la ville (Maha Maamoun, Sada Tangara, Mamadou Gomis, Jo Ractliffe); chacune d’elles aborde la vie urbaine dans un contexte postcolonial. Ainsi, le travail du collectif Depth of Field examine les récits urbains de Lagos, capitale du Nigeria, à la recherche de l’identité mouvante de cette ville, de ses contours et de ses débordements.
Les oeuvres présentées dans l’exposition démontrent ce qui constitue pour Okwui Enwezor une nouvelle approche dans l’élaboration du lexique de l’art contemporain africain. En dressant ainsi un portrait de la condition postcoloniale africaine, les artistes et les photographes présents dans Snap Judgments : New Positions in Contemporary African Photography formulent de nouvelles visions de l’hétérogénéité et de la multiplicité de l’Afrique actuelle et mettent ainsi en question les certitudes historiques.
Dominique Fontaine, commissaire indépendante, vit et travaille à Montréal. Elle élabore actuellement le projet Évidence : inter-documentation, projet indépendant de recherche et de documentation, qui vise à répertorier la documentation existante sur les pratiques contemporaines en arts visuels d’artistes, de commissaires, de critiques ou d’historiens d’ascendance africaine.