[Automne 2007]
par Maxime Coulombe
Comprendre les Self-Hybridations d’Orlan nécessite de retourner en amont de celles-ci, et au cœur des plus controversées de ses œuvres : la série de performances La réincarnation de Sainte-Orlan. De 1990 à 1993, Orlan réalise une série de performances au cours desquelles des chirurgiens esthétiques transforment son visage d’abord discrètement, puis de plus en plus radicalement. Au cours de la dernière de ces performances, Omniprésence, Orlan se fait poser, au-dessus des arcades sourcilières, deux implants qui font comme deux cornes, éloignant définitivement les traits de son visage des canons de l’esthétique occidentale, et les rapprochant de ceux d’un satyre dionysiaque.
La référence à Dionysos n’est pas innocente ; dieu des transfigurations, il est aussi celui de la renaissance. En cela, Orlan réalise au cours de ses performances l’idéal nietzschéen d’un individu se faisant œuvre d’art. Qu’on y songe : son œuvre se porte à même la peau, dans une indistinction entre existence et production artistique1. L’art s’y fait construction de soi tout autant qu’interrogation des normes sociales. Chemin faisant, c’est au renversement du principe chrétien du Verbe fait chair qu’aspire l’artiste. Dans ses opérations, la chair se fait verbe, nouveau médium, nouvelle surface sur laquelle graver une identité élective.
Les Self-Hybridations prolongent la démarche d’Orlan en plaçant au niveau virtuel ses transformations corporelles. Véritables images de synthèse élaborées avec l’aide du technicien montréalais Pierre Zovilé, elles fusionnent le visage d’Orlan avec des masques précolombiens présentant des transformations corporelles. Ces œuvres, poussant la transformation corporelle au-delà des capacités chirurgicales actuelles, sont, elles aussi, autant de nouvelles propositions esthétiques.
Pour Orlan, il importe d’opposer aux contraintes esthétiques pesant sur le corps, particulièrement celui des femmes, de nouvelles définitions de la beauté. Pour ce faire, et afin de montrer la contingence des idéaux de beauté occidentaux, Orlan insiste dans ses Self-Hybridations sur des transformations corporelles qui furent considérées comme belles dans les sociétés précolombiennes. Elle notait :
La beauté peut prendre des apparences qui ne sont pas réputées belles… même notre sexualité : lorsqu’on dit je désire, ce désir est formaté par les modèles que l’on nous a proposés. La beauté n’est qu’une réalité de situation2.
Orlan décline dans cette série d’œuvres autant de propositions esthétiques qui, si elles nous apparaissent déstabilisantes, sont pourtant aussi contingentes que nos critères de beauté actuels. Songeons aux implants sursourciliers d’Orlan, qui constituent désormais sa marque identitaire et qui réapparaissent constamment, à bien y regarder – dans les Self-Hybridations : ces bosses au-dessus des arcades sourcilières pastichent les bosses de silicone posées sur les pommettes dans les chirurgies esthétiques traditionnelles. Leur migration de l’autre côté des sourcils se veut un clin d’œil à cette tradition, et à sa contingence.
En cela, le monstrueux des formes identitaires des Self-Hybridations tient non pas à un éloignement d’une « nature » humaine, concept dangereux, s’il en est, mais plutôt à une prise de distance quant aux normes sociales. Faut-il le rappeler, le corps n’existe qu’inscrit dans un cadre social : le corps purement nu, hors de toute condition sociale, est introuvable, même dans les sociétés primitives3. Orlan, à insister sur la contingence de nos idéaux de beauté, aspire à nous offrir de nouvelles perspectives pour penser le rapport à notre corps. Sachant qu’il est construit socialement, elle nous propose de reprendre le contrôle de cette construction4.
Il est un autre enjeu, enjeu qui se fait la condition de possibilité même des transformations corporelles, virtuelles ou non : le désir de ne plus faire de l’identité une contingence. Orlan n’a de cesse de le répéter, citant l’ouvrage d’Eugénie Lemoine-Luccioni :
La peau est décevante.[…] Il est bien clair que le seul bien que [l’homme] possède (« moi je n’ai que ma peau », entend-on souvent) lui pèse. Il est encore en trop, puisque l’avoir et l’être ne coïncident pas, et que cet avoir est cause qu’il y a maldonne dans tous les rapports humains : j’ai une peau d’ange mais je suis un chacal ; une peau de crocodile, mais je suis un toutou ; une peau de Noire mais je suis un Blanc ; une peau de femme mais je suis un homme. Je n’ai jamais la peau de ce que je suis. Il n’y a pas d’exception à la règle, parce que je ne suis jamais ce que j’ai5.
L’« être » ne correspondrait pas à l’« avoir » ; le corps comme objet incarnerait mal la subjectivité qu’il habille. Oripeaux, véritable tunique de Déjanire : le corps est cette figure brouillonne et décevante dont il faudrait s’arracher. Tout se passe comme si, dans la loterie des gènes, avaient été associées une forme et une essence mal assorties. La toute-puissance technologique permettrait enfin, selon Orlan, de s’extirper de ce malheur, de faire de l’identité non plus une fatalité, mais un choix : « mon travail est en lutte contre l’inné, l’inexorable, le programmé, la nature, l’adn (qui est notre rival direct en tant qu’artiste de la représentation) et Dieu »6.
Les transformations corporelles que proposent les Self-Hybridations sont aussi des moyens de penser l’identité autrement. De fuir la fatalité en offrant une grammaire des formes nouvelles, de penser le changement d’identité non pas comme un luxe, mais comme le moyen de se correspondre enfin, de faire de son identité physique, de son corps, un moyen d’expression. Aussi ne faut-il pas s’étonner que les seuls traits qui nous permettent de reconnaître Orlan dans la série Self-Hybridations soient le fruit de transformations corporelles : lèvres siliconées, bosses sursourcilières et cheveux décolorés. Les traits qu’elle valorise désormais, ceux auxquels elle s’identifie, sont ceux qu’elle a choisis.
Orlan ne distingue d’ailleurs pas ses Self-Hybridations des chirurgies esthétiques de la Réincarnation de Sainte-Orlan. Dans l’un et l’autre cas, il s’agit de faire de la transformation corporelle un outil de construction de soi ; un moyen de se donner forme, de s’expérimenter autrement et pour l’artiste d’apparaître au public, chaque fois, sous une nouvelle identité. Si Orlan est souvent incluse dans la mouvance posthumaine, c’est précisément qu’elle aspire à faire du corps un médium aussi plastique que la technologie numérique utilisée dans les Self-Hybridations. Elle le notait d’ailleurs : « moi, je ne suis pas pour l’identité définie, mais je suis pour des identités nomades, mutantes, mouvantes, différentes en fait. C’est là il me semble que notre temps s’inscrit »7. Ce qu’indique Orlan dans cette série d’autoportraits est un vœu, un espoir, celui de faire de l’identité un choix libre et infiniment répété, mû par le désir du sujet8.
1 Onfray, Michel, « Orlan : esthétique de la chirurgie », Art Press, no 207, nov. 1995, p. 24.
2 Bartelik, Marek, « Re-figuring Beauty : Notes on Orlan », dans Pierre Bourgeade, Self-Hybridation : Orlan, Paris, Romainville, 1999, p. 23-44.
3 Voir à cet égard le beau livre de France Borel, Le vêtement incarné, Paris, Calmann-Lévy, 1992.
4 La croyance que l’on pourrait s’extirper des normes sociales pour se déterminer seul cause problème, le poststructuralisme n’eut de cesse de nous le rappeler. Et pourtant… (« Le sismographe et l’automate : pour une autre lecture de l’art technologique », op cit.).
5 Lemoine-Luccioni, Eugénie, La robe : essai psychanalytique sur le vêtement, Paris, Éditions du Seuil, 1983, p. 95.
6 Orlan, « Interventions » dans De l’art charnel au baiser de l’artiste, Paris, Jean-Michel Place, 1997, p. 41.
7 Idem, p. 15.
8 Coulombe, Maxime, « Orlan », Dictionnaire du corps, Paris, PUF, 2007.
Orlan pratique un art corporel qu’elle dit « charnel » pour insister sur la malléabilité du corps comme matériau de toute incarnation identitaire. Artiste de la performance et des médias de l’image, Orlan utilise son propre corps comme terrain d’une mise à l’épreuve des normes socio-historiques du paraître et de la beauté. Ses récents projets portent sur l’industrie cinématographique. Orlan est actuellement professeure invitée en résidence au Getty Research Institute de Los Angeles. Elle vit et travaille à Paris et à New York. http://www.orlan.net/
Sociologue et historien de l’art, Maxime Coulombe enseigne l’art contemporain à l’Université Laval. Il a récemment publié « Imaginaires de l’après-humain », Cultures et Sociétés : sciences de l’homme, no 1, printemps 2007, et « Le sismographe et l’automate : pour une autre lecture de l’art technologique », ETC, no 77, 2007.