Rodney Graham – Marie-Josée Jean

[Automne 2007]

Musée d’art contemporain de Montréal
du 7 octobre 2006 au 7 janvier 2007

Construire, déconstruire et reconstruire un système référentiel, voilà en substance le projet artistique de Rodney Graham, un artiste conceptuel fasciné par les histoires oubliées et les mécanismes de reprise. Cette fascination se traduit notamment par l’appropriation de récits qu’il réinscrit dans de nouveaux contextes en en complexifiant (ou en en simplifiant) cependant la structure. Cette manière de travailler, systématiquement précédée d’une vaste recherche, le conduit à revisiter des œuvres célèbres ou négligées – le Parsifal de Richard Wagner, le Landor’s Cottage d’Edgar A. Poe, le Casino Royale d’Ian Fleming ou la sculpture minimaliste de Donald Judd –, toutes lui offrant l’occasion de revisiter les origines de la modernité. Le Musée d’art contemporain de Montréal lui consacrait récemment une exposition qui incluait, pour notre plus grand plaisir, une majorité d’œuvres récentes dont plusieurs étaient présentées pour la première fois. La majorité des œuvres exposées, en particulier les photographies et les vidéos, relève de la « re-présentation historique ironique », comme les désigne Graham, et met en scène l’artiste dans le rôle principal. Elles recèlent des références et des insinuations qui prennent parfois la forme de jeux d’esprit subtils. En ce sens, il s’agit d’une exposition exigeante qui requiert une attention soutenue et persévérante. Il est dommage que l’institution montréalaise ne s’engage pas plus souvent à présenter des œuvres qui relèvent de cette tradition conceptuelle marquée par un humour pénétrant absolument délectable.

La conservatrice Josée Bélisle a réuni pour l’occasion des œuvres significatives qui investiguent l’articulation paradoxale des grandes vérités et des petits récits qui prolifèrent dans l’œuvre de Graham. Il est toutefois décevant que son essai rédigé pour le catalogue ne propose aucune mise en contexte de cette pratique à l’intérieur des petits et grands récits (esthétiques et critiques) qui façonnent l’art du XXe siècle. En comparaison avec le catalogue, l’exposition est nettement plus convaincante : au cours de sa déambulation dans un espace résolument épuré, le public a le loisir de reconstituer des récits, de se forger des narrations et de faire la généalogie des références implicites. On y croise notamment trois petits tableaux se référant à des icônes de type moderne, la réplique en argent de la porte moustiquaire de la célèbre demeure d’Elvis Presley à Graceland, simplement déposée contre le mur, la séquence en boucle d’une ballade western où figurent un héros solitaire et son cheval, la reconstitution double d’une image publicitaire des membres du groupe Black Sabbath. Ce qui étonne dans la production récente de Rodney Graham est sans doute la facture luxueuse de plusieurs éléments de ses œuvres –  notamment la porte en argent véritable, mais aussi l’usage répété de projecteurs 35 mm et de boîtes lumineuses de format monumental –, qui manifeste une complaisance coupable. Toutefois, l’humour ironique qui caractérise son travail parvient, contre toute attente, à tourner cette question en dérision, en particulier dans le cas de la porte moustiquaire dont l’original a été vendu 14 000 $ aux enchères à Las Vegas en 1999 et la réplique rutilante qu’en a faite Graham, acquise pour plus de 300 000 $ par le Musée d’art contemporain de Montréal. Cela dit, les œuvres les plus significatives de Graham demeurent généralement celles qui semblent réalisées avec une économie de moyens, ce qui produit une tension essentielle avec l’effort sous-jacent à sa production fondée sur une recherche laborieuse.

Dans la majorité des œuvres photographiques et vidéographiques qu’il réalise depuis la fin des années 1990, Graham incarne le protagoniste, ce qui l’autorise à revisiter la figure héroïque de l’artiste avec tout l’humour « autocritique » qui caractérise son attitude artistique. C’est le cas de l’installation filmique Lobbing Potatoes at a Gong (2006) – de loin l’œuvre la plus réjouissante de l’exposition. On y voit la reconstitution d’un document, filmé caméra à l’épaule dans une séquence continue, présentant une performance de style Fluxus qui se déroule, selon toute vraisemblance, à la fin des années 1960. Le document montre un artiste, interprété bien évidemment par Graham, tout entier absorbé par le geste répétitif et absurde de lancer des pommes de terre sur un gong. Vêtu de la chemise à carreaux si caractéristique de l’époque – on pense immédiatement aux performances de Bruce Nauman ou à certaines vidéos de Michael Snow –, l’artiste atteint ou non sa cible, sans jamais perdre son air flegmatique. Il en résulte une œuvre sonore autoréflexive, dans le sens moderniste du terme, déterminée par les effets qui lui sont exclusifs : le bruit produit par la résonance du gong ou la patate qui le rate. La performance s’éternise et la caméra capte, à certains moments, les gestes et les bruits d’un auditoire lassé mais résigné à demeurer jusqu’à la fin. Devant ce document reconstitué de manière rigoureuse, reproduisant en toute vraisemblance l’ambiance de l’époque, le public d’aujourd’hui ne peut faire autrement que d’éclater de rire en réalisant l’heureuse distance qui l’en sépare. L’ironie de Graham est poussée à son paroxysme dans cette seconde pièce qui attend le spectateur à la sortie de la salle de projection : une bouteille de vodka mise sous vitrine, remplie du flegme obtenu par la fermentation des patates ayant évidemment servi à réaliser la performance.

Le sens implicite et enfoui dans une sorte de subconscient moderniste est également un des sujets de prédilection de Graham. Or, comme le déclare l’inspecteur qui résout l’énigme de La lettre volée dans la nouvelle de Poe : « la découverte du secret dépend clairement de la capacité de celui qui cherche à poser les termes de l’énigme dans une logique qui soit celle-là même de celui qui l’a construite ». En d’autres termes, interroger les généalogies référentielles finement élaborées par Graham nécessite de superposer le récit et son système, faisant apparaître, au-delà de la narration, les mécanismes de leur construction. Les principes de cette forme de narrativité ont été posés dès la fin du xixe siècle par Edgar A. Poe et Henry James et repris plus tard par Marcel Duchamp, Raymond Roussel et les artistes minimalistes. Ils donnent lieu à des œuvres qui peuvent être dites métanarratives au sens où leurs récits se développent au moyen de leurs éléments constitutifs. Graham utilise cette méthode qu’il applique à différents genres cinématographiques, depuis la réa-lisation du film Vexation Island (1997) lequel forme, avec How I Became a Ramblin’ Man (1999) et City Self/Country Self (2000), une trilogie. Il reconstitue le système de références objectivement formulable d’un genre en suspendant le contenu narratif de manière à rendre visible la trame répétitive. Conditionné par son expérience préalable du cinéma, le public s’attend à un type de récit particulier, lequel demeure pourtant sans histoire et sans dénouement autre que sa reprise compulsive dans une boucle sans fin. Les films de Graham proposent ainsi une expérience cinématographique par laquelle de nouveaux faits (pas nécessairement des faits nouveaux) deviennent visibles. Cette manière de faire, à mi-chemin entre le langage méthodologique et le langage narratif, se simplifiera dans les œuvres plus récentes : Graham utilise toujours la reprise en portant cette fois son attention sur la résurgence actuelle de styles musicaux et picturaux ou de références philosophiques – remontant souvent aux années 1970 –, qu’il remet en scène dans des tableaux où sont exposés les récits historiques ou populaires qui se mélangent aux siens.

Ainsi, dans la pratique de Graham, la « reprise » trouve son sens le plus juste dans l’emprunt qu’il fait à des représentations génériques, généralement fabriquées dans le contexte de la culture moderne, sorte d’images ready-made que le spectateur peut vaguement reconnaître pour en avoir expérimenté de semblables. Ces images sont systématiquement incrustées dans de nouveaux récits de manière à mettre à jour et à complexifier le système à l’œuvre. Cet effet de redoublement, finement machiné par Graham, est précisément une reprise dans le sens qu’en a donné Søren Kierkegaard. Préoccupé par le problème de savoir si une reprise est possible, ce qu’elle signifie, ce qu’une chose gagne ou perd en étant reprise, Kierkegaard refit un voyage à Berlin qu’il avait déjà fait quelques mois auparavant. Il reprit le même trajet en diligence, retrouva le même appartement avec ses deux chambres absolument identiques et assista à la reprise d’un vaudeville présenté au théâtre. C’est dans l’une des deux chambres identiques qu’il travailla à la rédaction de La reprise, un essai de psychologie dans lequel l’auteur pseudonyme Constantin Constantius exposait ses expériences de la répétition en introduisant son récit de manière autoréflexive : il y relatait son séjour à Berlin. La logique implacable de cette œuvre, tant du point de vue de son dessein réaliste que des jeux d’esprit qu’elle y propose, a tout à voir avec la manière de travailler et l’attitude de Rodney Graham. Pour Kierkegaard tout comme pour Graham la reprise n’est pas mécanique et monotone, elle n’a rien à voir avec un souvenir passé car elle est, paradoxalement, un ressouvenir en avant. Comme le démontrera Kierkegaard, la reprise véritable – une catégorie philosophique nouvelle appelée à triompher dans la philosophie moderne, précise-t-il – ne signifie pas piétiner dans le même, elle est plutôt le signe d’une transformation et d’un devenir. Chez le philosophe comme chez l’artiste, la reprise s’offre systématiquement dédoublée par son mouvement en avant. Elle ne signifie pas seulement exister mais bien persister. C’est sans doute dans cette modalité de la reprise que le projet conceptuel de Graham prend tout son sens. Toutefois, entre la référence au passé et la sensation présente s’intercale parfois une certaine nostalgie.

Marie-Josée Jean est directrice du centre vox. Elle est l’auteur de divers essais sur la photographie et l’art contemporain et a organisé de nombreuses expositions. Elle est aussi chargée de cours d’histoire de l’art à l’Université du Québec à Montréal.