[Automne 2007]
On Translation est une série doeuvres d’envergure qu’Antoni Muntadas réalise et expose autour du monde depuis 1995. Le dernier épisode de ce projet – On Translation: I Giardini – a été réalisé à l’occasion de la présence de Muntadas comme unique représentant officiel de l’Espagne à la Biennale de Venise de 2005.
Intimement relié à l’espace d’exposition, ce travail comprenait des œuvres photographiques, vidéo et Internet, ainsi qu’une installation interactive. Pour l’occasion, l’artiste a créé un langage visuel rappelant celui du tourisme commercial et du marketing d’aéroport.
Ferait-on la queue pour voir les œuvres d’Antoni Muntadas? J’en doute. Bien qu’il soit renommé et respecté, ce n’est pas une vedette du monde de l’art: ses expositions sont trop cérébrales; elles exigent trop de temps et ses images sont rarement glorificatrices ou séduisantes. Au surplus, en 2005, à la Biennale de Venise, lors de ce qui pourrait être considéré comme le plus haut point de sa carrière à ce jour, Antoni Muntadas mettait les spectateurs en garde contre son exposition: sur la bannière suspendue au-dessus de l’entrée du pavillon espagnol il inscrivait: « Avertissement: la perception exige l’engagement ». Cette œuvre de 1999, souvent recréée et reprise ici en blanc sur rouge, prévenait les visiteurs que, s’ils entraient, ils pouvaient s’attendre à voir quelque chose d’autre que ce que Peter Schjeldahl appelle « de l’art de festival »; quelque chose de plus semblable à la façade scellée du pavillon espagnol construite par Santiago Serra pour la Biennale de 2003; quelque chose, enfin, qui aborde les prémisses sur lesquelles repose le fonctionnement du monde de l’art; quelque chose qui opère une distinction entre l’intérieur et l’extérieur et entre regarder et voir. Dûment avisée qu’un investissement en temps était exigé pour percevoir l’exposition, j’ai pris la décision d’y entrer en une fraction de seconde. Dans la grande entrée des salles d’exposition du pavillon, Antoni Muntadas avait créé une installation qui mettait en lumière la jonction du temps (historique et actuel) et de l’accès. À cet ensemble il avait intégré une sélection de photos de la série Stand By (2005) qui, en documentant les files d’attente pour accéder à un site historique, voir une exposition ou assister à un concert, rendait visible le rituel de faire la queue avant l’événement, phénomène de plus en plus répandu de la culture du spectacle. Toutefois, il est évident que lorsque ces photos sont présentées dans le cadre d’une exposition (et non dans celui d’un écrit, par exemple), comme Stand By l’était à Venise, l’intérieur et l’extérieur s’effacent: le temps qui précède la visite de l’exposition et celui qui s’écoule pendant cette visite devient un temps réfléchi, un amalgame de moments, qui rehausse la ressemblance entre l’exposition d’Antoni Muntadas et d’autres événements culturels tout en différenciant cette dernière.
Pendant
Les six images tirées de Stand By, chacune dans un caisson lumineux bordé de noir et accrochées deux par deux, se présentaient à la fois comme une œuvre en soi et comme une décoration murale, luisante, aux couleurs éclatantes, qui ornait l’installation architecturale hybride à laquelle l’artiste fait porter le titre de Translation: I Giardini. Installation in situ, I Giardini, combinait des aspects d’une salle d’attente d’aéroport, d’une agence immobilière et d’un centre d’information, trois lieux qui correspondent à trois sphères auxquelles les déshérités doivent attendre d’avoir accès ou dont ils sont exclus: le voyage, la propriété et l’information.
Fraîcheur, lumière tamisée, ameublement anonyme, des bancs pour s’asseoir: l’espace d’introduction au pavillon était à la fois familier et étrange. L’environnement créé par l’artiste ressemblait aux salles d’attentes impersonnelles des bureaux, des gares et des aéroports connus de nous tous. Cependant, on y éprouvait un sentiment de déphasage, et, en effet, cet environnement était « déphasé ». Car il semblait offrir un abri apprécié contre la brûlure du soleil vénitien, un lieu pour reposer ses jambes fatiguées et échapper aux pressions qui s’accumulent à la vue de tant d’art. Mais, très vite, cet environnement en trompe-l’œil qui donnait l’illusion d’être « art neutre » devenait ce qu’il était: l’espace d’un art savant qui exige l’engagement. Ainsi, une fois l’antichambre perçue comme partie intégrante de cette œuvre autoréférentielle, le spectateur pouvait décider soit de rester plus longtemps dans le noir en attendant une autre illumination, soit de se laisser entraîner dans les cinq salles bien éclairées qu’il apercevait au-delà.
…sur la bannière suspendue au-dessus de l’entrée du pavillon espagnol il inscrivait: « Avertissement: la perception exige l’engagement »
Outre les caissons lumineux de Stand By, l’installation comportait deux autres types de surfaces luisantes qui affichaient des renseignements concernant la Biennale. L’une de ces surfaces était l’écran d’un moniteur sur lequel défilaient des aphorismes et des statistiques qui se rapportaient aux choses de ce monde mais qui, pour la plupart, en apparence du moins, n’avaient pas de rapport direct avec la Biennale. Toutefois, ces dernières présentaient le contexte élargi dans lequel l’événement a lieu. Rappelant l’emplacement d’un poste de télévision dans une salle d’attente d’aéroport, le moniteur, intégré dans une petite cloison de soute, trônait au milieu de trois rangées de sièges. Les spectateurs pouvaient prêter ou non attention aux informations qui y défilaient – nombre de touristes qui avaient visité Venise au cours de l’année précédente, nombre de morts et de blessés dans une boîte de nuit à Buenos Aires, nombre de requêtes quotidiennes sur Google, nombre de soldats colombiens tués dans une embuscade, etc. Ainsi, et de la même manière que les files de gens représentées dans les photos de Stand By privaient la Biennale de son caractère unique en la reliant à un réseau d’activités culturelles semblables, ces chiffres plaçaient celle-ci et son art dans un réseau parallèle aux mondes du commerce, du tourisme, du divertissement et de la politique, mondes auxquels la Biennale doit son existence. À ces deux systèmes de référence synchroniques, Antoni Muntadas juxtaposait un récit diachronique détaillé qui agissait comme un dénouement : l’histoire de la Biennale racontée à travers les « portraits » – photos éclairées par l’arrière – des pavillons nationaux des Giardini.
À la différence des histoires antérieures de la Biennale, qui faisaient état de ses expositions, celle que présentait Antoni Muntadas retraçait l’histoire de l’architecture de ses pavillons dans une perspective typologique qui les reliait aux expositions universelles et à l’expression de politiques nationalistes et coloniales. Sur l’un des côtés d’une demi-cloison placée en travers de la salle, dans une présentation semblable à celle que les agences immobilières et les hôtels emploient pour proposer des propriétés ou des chambres à louer, étaient alignées des photos d’archives et des photos actuelles, d’un même format, représentant les façades des pavillons. Les spectateurs qui souhaitaient avoir plus de renseignements pouvaient décrocher l’un des téléphones mis à leur disposition et ceux qui s’aventuraient de l’autre côté du mur découvraient une liste de 123 des 191 pays membres de l’organisation des Nations unies qui n’avaient pas de pavillon à la Biennale. Donc, encore une fois, en rendant visible un état de choses bien connu, Antoni Muntadas soulignait ici le caractère archaïque de la Biennale, sa volonté persistante d’exclure et son envie de fuir la réalité.
Après
Démontrer que l’expérience est traduite, qu’elle est filtrée, transformée et soumise à des médiations représente, pour Antoni Muntadas, l’œuvre de toute une vie. Sans nommer les coupables et sans donner de solutions, il nous fait souvent voir les défaillances d’un système donné. Ainsi, il nous demande de repenser notre façon de vivre, d’interroger ce que nous sommes prêts à accepter et de réfléchir aux conséquences de nos actes. À ce projet ambitieux appartient On Translation: I Giardini.
L’environnement créé pour les jardins de la Biennale, Antoni Muntadas le documente dans un catalogue. Comme toutes les photos prises à cette fin, les siennes captent ce qui était là. Mais l’aspect « événement » y est littéralement mis à plat: la dimension psychologique, intellectuelle et affective des réactions suscitées par la vue de l’œuvre in situ est évacuée. Car, malgré la présence de gens dans ces photos, elles ne parviennent pas, lorsqu’elles sont présentées hors contexte, imprimées dans une revue ou accrochées au mur, à évoquer ni l’effet produit par la découverte d’un tel environnement dans un pavillon de la Biennale ni le temps exigé pour se laisser pénétrer par une telle œuvre. Toutefois, le catalogue rend l’atmosphère générale de l’œuvre. Empruntant le format haut et étroit des guides habituels, rempli de photos, d’entretiens avec l’artiste et d’essais sur son œuvre et sur l’histoire de la Biennale, le catalogue reste, pour les manifestations futures de la Biennale, un document utile, instructif et intéressant de ce qu’elle a été pour Antoni Muntadas.
À la Biennale de 2007, le pavillon espagnol a changé d’orientation. En présentant une exposition collective de quatre artistes intitulée Paradiso Spezzato (Fractured Paradise) en hommage à Ezra Pound, il a indiqué que la lignée Santiago Sierra-Antoni Muntadas d’artistes politiquement engagés, qui dénoncent les préjugés « exclusionnistes » et surannés de la Biennale, cédait la voie à la poésie.
Ce qui reste de I Giardini, ce sont ses composantes et elles pourraient être réinstallées dans le pavillon espagnol lors de plusieurs des Biennales à venir, sans perdre de leur actualité. Ce geste, insistant et répété, demanderait, encore et encore, que tous ceux qui participent à l’événement – artistes, conservateurs, administrateurs, collectionneurs et visiteurs – admettent que la perception est affaire d’engagement et que l’une comme l’autre rendent possible l’abandon de modes de représentation surannés, d’institutions chéries, d’économies qui ne sont grandes qu’en apparence et favorises la conception et la mise en œuvre de changements structurels profonds, le renoncement à une image éternelle de la Biennale, l’entrée dans le monde d’aujourd’hui, le détachement des fantasmes qui appartiennent au passé et la construction d’un avenir différent de lui.
Traduit par Monica Haim.
Reesa Greenberg est une historienne et théoricienne de l’art qui vit et travaille à Montréal et Ottawa. Sa pratique porte sur les questions éthique et esthétique des expositions. Elle est aussi intéressée par des questions de nationalisme, de guerre, des minorités culturelles et d’art contemporain. www.reesagreenberg.net
Dans ses œuvres, Antoni Muntadas (Barcelone, 1942) s’intéresse aussi bien aux questions sociales, politiques et communicationnelles qu’au lien unissant les sphères publique et privée dans la société. Ses recherches portent aussi sur les modes de dissémination et de censure de l’information. Il utilise principalement la photographie, la vidéo, les publications, Internet et les installations multimédias. Ses œuvres ont été exposées à l’échelle internationale, incluant la Biennale de Venise (1976 et 2005), les VIe et Xe Documenta de Cassel, la Biennale du Whitney Museum, et les Biennales de Sao Paulo, de Lyon, de Gwangju et de La Havane.