[Automne 2007]
Exposées sous forme de projection vidéo en triptyque, les images filmées par Stanley et éditées par l’artiste présentent une vision étrange, multiple et déstabilisante de l’environnement urbain vénitien, de ses habitants et de la multitude de touristes qui pullulent en ses voies piétonnes et ses canaux. Par le biais de cette œuvre, Sterbak interroge la subjectivité inhérente à l’acte de regarder dans le contexte des sites touristiques.
par Alain Laframboise
Les vidéogrammes ici reproduits ont été extraits de Waiting for High Water. Empruntons d’abord cette description qui a le double mérite d’être claire et succincte pour décrire cette oeuvre:
Waiting for High Water est la deuxième partie d’un projet d’installation à projections multiples présentant une « composition » vidéographique réalisée avec l’aide d’un chien nommé Stanley, utilisé comme porteur d’un dispositif de prise de vue. / La première partie de ce projet, intitulée From Here to There et filmée dans le golfe du Saint-Laurent durant l’hiver 2002-2003, a été réalisée pour le pavillon du Canada lors de la cinquantième édition de la Biennale de Venise. […] Waiting for High Water a été vue pour la première fois en 2005 dans le cadre de la première Biennale internationale d’art contemporain de Prague. / […] Waiting for High Water est une triple projection sur plan unique. Une seule caméra miniature a été installée sur le dessus de la tête de Stanley pour le tournage de la première partie du projet alors qu’un dispositif de trois caméras a été utilisé pour le tournage de Waiting for High Water1
Sachant cela, le spectateur comprend mieux le caractère particulier des vidéogrammes de Waiting for High Water résultant des angles de caméra et des cadrages particuliers obtenus par Stanley, le « cameradog », opérateur, à son insu, des prises de vue ensuite sélectionnées par l’artiste. Ainsi l’opérateur a un nom, un équipement hi-tech, un plateau de tournage où circuler et, quoi qu’il fasse, il s’exécute en fonction du scénario (projet) de sa réalisatrice. Il parcourt un des hauts lieux du tourisme culturel, parmi les plus saturés qui soient, par l’art et la littérature : Pétrarque, Montaigne, Byron, Chateaubriand, Goethe, Proust, Rilke, Mann et Brodsky2 figurent parmi les chantres qui ont célébré la Sérénissme, ses habitants aussi bien que les architectes et les artistes qui y ont œuvré à travers les siècles. Mais Stanley ne voit pas en Venise ce lieu de tant de condensations culturelles. En un sens, ce regard à hauteur de chien nous prive de Venise, maisa-t-on besoin qu’elle nous soit montrée, une fois de plus, à hauteur d’homme ou de ballon comme au XVIIIe siècle, ou encore d’hélicoptère?
Hubert Damisch a retenu du projet de cette question de la hauteur du regard ; le viseur, soit les trois caméras harnachées à la tête du chien, entraînant une vue sur le monde rapprochée du sol, animalisée.
Avant d’en arriver aux vidéogrammes, parlons un instant de la bande vidéo. Damisch n’a pu s’empêcher de faire le rapprochement avec L’homme à la caméra, l’œuvre de Dziga Vertov (1896-1954), ce réalisateur soviétique membre fondateur du groupe des kinoks, qui voulaient saisir la vie, fixée à l’improviste par l’œil impartial de la caméra. Jean Mitry a commenté l’épisode: « Le réalisateur s’effaçant derrière l’objectivité absolue – ou tenue pour telle – de la caméra enregistrait une quantité de documents à partir d’un thème assez vague qui servait de fil conducteur. L’art consistait simplement à « cadrer » les prises de vues, à les ordonner et à les monter »3.
Ajoutons que les expériences de Vertov contribuèrent grandement à souligner l’importance du montage, entendu comme une « organisation du hasard »; il permettait de rendre ou de donner du sens aux images enregistrées. Par la suite, Lev Koulechov, au « Tecknikum » de Moscou, allait montrer à ses élèves que « Le film – du moins son développement émotionnel ou dialectique – se construisait dans l’esprit du spectateur à partir de l’organisation formelle des images. » Il leur ferait mesurer l’ampleur de la « capacité psychologique » de ces relations des images à l’esprit du spectateur. Il leur apprendrait que « le mécanisme du montage apparaît […] comme le calque des opérations de la conscience, c’est-à-dire du jugement que l’on porte incessamment sur le monde et sur le choses »4.
Sterbak, grâce à la technologie contemporaine, a, pourrait-on dire, trouvé un opérateur plus objectif que celui de Vertov et s’est autorisé, pour son installation vidéo, des libertés de montage que lui aurait peut-être enviées Koulechov. Les vidéogrammes, réalisés à l’aide du même dispositif en triptyque que l’installation, en conservent le considérable impact visuel. Le caractère inusité du point de vue et des cadrages, l’horizontalité inhabituelle des photographies retiennent une large part du pouvoir de suggestion du montage vidéographique à trois canaux de l’installation, le même caractère déstabilisant, mais en effaçant, sans pourtant les dissimuler complètement, les sutures entre les trois plans qui créent une vue panoramique.
La pratique touristique peut entraîner à produire du reportage culturel, du documentaire et ce qu’on appelle du film d’art. Toutes ces formes appartiennent à des langages convenus. C’est ainsi que les choses prennent de la consistance, de la « réalité ». Ainsi également qu’elles se définissent et se répartissent. C’est encore dans ce contexte qu’on définit ce qui relève de la conduite artistique et par conséquent ce qui consacre l’artiste. Car la croyance réclame des définitions et des territoires bien nets.
Si(…) pour s’ouvrir aux multiplicités qui le traversent, aux intensités qui le parcourent, le corps avait besoin de s’inventer d’autres situations, des approches obliques pour découvrir ce qu’il est et ce qu’il peut être, devenir.
Mais il y a lieu de parler autrement, de créer ce qu’on appelle sa « réalité » autrement. Créer, pour Jana Sterbak, ne veut pas d’abord dire travailler avec des lignes, des couleurs, des volumes, des espaces. L’ensemble de sa production le fait assez voir. Dans celle-ci, les agencements, associations-dissociations, les modalités comptent davantage que ce qui serait de l’ordre de la représentation. La forme importe toujours moins que les perceptions, les effets, les affects qu’elle suscite. Pas de représentation (d’imitation) pas plus que d’identification à l’animal dans Waiting for High Water. Ce que l’artiste tente, c’est un rapprochement avec le mouvement, les arrêts et départs du corps de l’animal qui s’informe « oculairement » de sa situation dans un environnement qu’il explore. Un rapprochement, fût-ce au moyen d’un dispositif dont le caractère prothétique fait qu’il n’appartient ni à l’humain ni à l’animal. Waiting for High Water serait donc une tentative d’établissement d’un entre-deux. La technologie humaine rencontrant une conduite animale qu’elle serait peut-être capable de simuler mais incapable de reproduire. Tentative, amorce de communication entre deux espèces, partagées avec le spectateur.
Ce que pratique Jana Sterbak ne consiste pas à imiter l’animal ou à s’identifier à lui, ni à établir des correspondances entre celui-ci et le promeneur humain. C’est plutôt un pont qui est posé entre deux formes, deux rapports hétérogènes à un environnement urbain spécifique, une connexion. Le « regard » du chien, tel que nous l’imaginons est autant le résultat d’observations scientifiques que celui de nos affabulations, mais l’expérience qu’est Waiting for High Water implique une modification du regard que nous portons sur le monde, l’intuition, à défaut de la participation, à une « nature » qui nous est étrangère. L’animal familier qu’est Stanley entraîne sa maîtresse vers une expérience de ce qui est pour lui l’inconnu. Mais le chien de l’artiste, pour elle comme pour nous, appartient surtout à l’espèce et à la réalité animales.
Il s’agit ici d’aller au-delà des rapports symboliques homme-animal tels qu’on les connaît (ou les imagine…) dans nos sociétés et d’entrevoir, hors de nos affects humains et de nos subjectivités, une facette d’une réalité qui nous échappe. Appelons cela tourisme, si l’on veut, ou mieux ébauche d’incursion dans l’univers, sinon interdit, du moins peu accessible de l’animalité à travers les distorsions inévitables de l’oeil humain.
Si, pour parler comme Deleuze, le tourisme devenait affaire d’intensités? Si, pour cela, il opérait hors du champ fabriqué du corps organique, tel qu’on le conçoit? Si le désir passait par un agencement différent du corps? Si l’expérimentation empruntait, créait d’autres circuits? Si, comme le fait Sterbak, pour s’ouvrir aux multiplicités qui le traversent, aux intensités qui le parcourent, le corps avait besoin de s’inventer d’autres situations, des approches obliques pour découvrir ce qu’il est et ce qu’il peut être, devenir? Qui pourra alors nier qu’il peut y avoir de la pensée hors de la philosophie?
Le problème n’est pas celui d’être ceci ou cela dans l’homme, mais plutôt d’un devenir inhumain, d’un devenir universel animal: non pas se prendre pour une bête, mais défaire l’organisation humaine du corps, chacun découvrant les zones qui sont les siennes, et les groupes, les populations, les espèces qui les habitent. De quel droit ne parlerai-je pas de la médecine sans être médecin, si j’en parle comme un chien?5
2 Joseph Brodsky (1940-1996), poète américain d’origine russe, devenu citoyen américain en 1977. Prix Nobel de littérature en 1987. En 1992 il publia Aqua Alta auquel Jana Sterbak fait allusion dans le titre de son installation.
3 Jean Mitry, Histoire du cinéma 2 (1915-1925), Paris, Éditions universitaires, 1969, p. 504.
4 Ibid., p. 505.
5 Gilles Deleuze, « Lettre à Michel Cressole » dans Michel Cressole, Deleuze, Paris, Éditions universitaires, « Psychotèque », 1973, p. 117.
Alain Laframboise poursuit une recherche artistique sous forme de montages tridimensionnels (ses boîtes) et de photographies qui explorent les modalités de la représentation. Il enseigne également l’histoire et la théorie de l’art à l’Université de Montréal. Ses œuvres figurent dans de nombreuses collections privées et publiques. Il est représenté par la galerie Graff à Montréal.
Artiste canadienne d’origine tchèque, Jana Sterbak vit et travaille à Montréal et à Barcelone. Depuis 1978, elle expose régulièrement au Canada et à l’étranger une œuvre multiforme centrée sur le corps humain. Son travail a été présenté lors de nombreuses expositions individuelles notamment au Museum of Modern Art de New York, au Musée d’art moderne de Saint-Étienne en France, à la Galeria Antoni Tàpies de Barcelone, au Museum of Contemporary Art de Chicago et au MOLMA Kunsthall de Suède.