Projets photographiques pour le web, reconnaissance des lieux – Sylvie Parent

[Automne 2007]

par Sylvie Parent

La conscience géographique n’a jamais été totalement absente du Web. Cependant, elle a d’abord eu tendance à s’effacer derrière les discours utopistes sur la connectivité planétaire. L’enthousiasme des débuts à l’égard du réseau Internet s’est développé au détriment d’une reconnaissance des lieux et des spécificités régionales.

Toutefois, ces dernières années, des outils géographiques de cartographie et de visualisation terrestre par images satellites, gratuits et très simples d’emploi, comme Google Earth, Google Maps ou Virtual Earth, ont véritablement gagné la faveur des internautes, envahissant le Web. De plus, les systèmes de géolocalisation GPS intégrés à des appareils sans fil infiltrent peu à peu l’univers numérique et les réseaux de communication. La popularité de ces outils à l’heure actuelle est telle que l’on désigne désormais comme le « Web géographique », ou géoweb, toute cette partie de plus en plus importante du réseau comportant des données géographiques1.

Infailliblement, la photographie a trouvé sa juste place dans les pratiques axées sur la localisation. Le site de Flickr, jumelé à Yahoo! Maps, permet de voir des collections d’images indexées selon le lieu géographique, des photographies géotaggées. Dans Google Earth, les photographies satellitales de la Terre sont elles-mêmes accompagnées de vues photographiées fournies par les utilisateurs. Et ce ne sont là que quelques exemples dans un secteur qui ne cesse de se développer et de se diversifier2.

Dans le domaine de la création sur le Web, la conscience géographique a pris des formes très variées au fil du temps, et ce, bien avant le géoweb. Apparus rapidement sur le Web, les récits de voyage s’inscrivent, quant à eux, au sein des pratiques autobiographiques. Les projets de Philip Pocock et Felix S. Huber tels que Arctic Circle (www.dom.de/acircle), par exemple, ne sont pas sans rappeler les premières expéditions photographiques de la deuxième moitié du XIXe siècle. Durant leur périple autour du cercle arctique réalisé en 1995, dans des situations parfois extrêmes, ces artistes ont fait du voyage une performance au cours de laquelle la publication sur Internet de leur récit multimédia s’est avérée un réel défi humain et technique pour l’époque3.

Tout comme Arctic Circle, Equator ou Tropic of Cancer renvoient à des situations géographiques englobantes, à des lignes imaginaires qui ceinturent la planète en en faisant un tour complet. Ces projets établissaient ainsi des liens entre des territoires autrement séparés par les frontières naturelles et géopolitiques et, ce faisant, créaient une analogie avec l’étendue transnationale du Web. Aux parcours virtuels s’effectuant sur le réseau, ils répondaient par des déplacements physiques de façon à témoigner de lieux multiples et à étendre l’horizon du cyberespace à une époque où cette technologie était encore naissante.

Bien entendu, les artistes ont également utilisé la photographie pour rendre compte de lieux proches et introduire ainsi des lieux physiques, connus et vécus, dans le cyberespace. Dans ces pratiques photographiques, le regard posé sur l’environnement familier est souvent imprégné de la connexion entre les lieux et l’auteur. L’artiste y affirme une identité située. Dans le contexte dynamique du Web, cette situation, cette localisation, avec ses dimensions affective et sociale, n’est pas fixe mais se déplace avec son auteur, comme dans Sampling Broadway ou Pedestrian d’Annette Weintraub (http://annetteweintraub.com), ou encore New York City Map (www.nycmap.com/index.html) de Marketa Bankova. Les itinéraires personnels dans sunset on st-viateur (www.nette.ca/art/sunset) de Jeannette Lambert ou les huit quartiers du sommeil (http://luckysoap.com/huitquartiers) de Jessica R. Carpenter – utilisant des cartes créées à l’aide de Google Maps – forment des récits qui prennent appui sur un lieu dans sa capacité de solliciter les références individuelles.

…on désigne désormais comme le « Web géographique », ou géoweb, toute cette partie de plus en plus importante du réseau comportant des données géographiques.

De fait, plusieurs de ces projets témoignent de l’expérience urbaine, dans les grandes villes où les technologies numériques et les télécommunications sont omniprésentes. Les médias localisés (locative media) – c’est-à-dire les médias incluant un système de géolocalisation – ont déjà donné naissance à plusieurs initiatives artistiques et à bien d’autres interactions sociales4. Ces productions comportent le plus souvent deux phases, soit celle de la performance et de la collecte de données, puis celle de la publication sur le Web. À titre d’exemple, les randonnées à vélo de Don Sinclair dans Variantes (http://dataspace.finearts.yorku.ca:16080/variations) réunissent une diversité de données qui contribuent à traduire cette expérience multidimensionnelle5

Par ailleurs, de nombreux projets collectifs mis sur pied ces dernières années misent sur la multiplicité des points de vue dans l’approche d’un territoire en ayant recours à la collaboration d’autres individus. Le Web n’agit pas simplement ici comme espace de publication et de diffusion, mais aussi comme lieu de rencontre, de réflexion et de participation. C’est le cas, par exemple, de Cartografia Resistente (www.mappeaperte.net/cartografiaresistente) élaboré par un collectif de Florence en 2004 et qui se définit comme un laboratoire d’exploration urbaine. Ce projet repose sur la notion de l’artiste comme flâneur et sur le concept de promenade comme expérience artistique.

D’autres productions comparables associées à la psychogéographie ont donné lieu à des résultats fort diversifiés6. Le groupe Glowlab (www.glowlab.com), responsable du festival annuel Conflux (www.confluxfestival.org), est ainsi à l’origine de plusieurs initiatives dont Garbagescout (http://garbagescout.com), qui avait pour objectif la récupération d’objets abandonnés. Les collaborateurs de ce site pouvaient envoyer une photographie d’un objet destiné aux ordures en le localisant sur une carte de la ville (New York, Philadelphie ou San Francisco) dans l’espoir de lui donner un nouveau foyer. Pour sa part, l’artiste Antoni Abad (www.zexe.net/barcelona), avec la collaboration de 40 personnes handicapées munies de téléphones-appareils photo, a créé une carte de la ville de Barcelone qui répertorie les endroits inaccessibles aux fauteuils roulants, photos et messages à l’appui. Ces initiatives de participation à caractère communautaire construisent un visage inusité et critique des centres urbains touristiques.

Le jeu sert lui aussi de fondement à la création d’œuvres collectives, qui prennent la forme de performances et d’espace interactif virtuel. Snap-Shot-City (http://snap-shot-city.com), course aux trésors photographiques organisée par thématiques, s’est déroulée dans une douzaine de villes et a mis à contribution une cinquantaine d’équipes concurrentes. Pour sa part, Olivier Vanderaa, avec Citysnapper Game (www.o-vanderaa.com/citysnappermain/index.htm), produit des photographies de sites urbains au moyen de requêtes transmises par téléphone et les publie sur le Web dans un environnement interactif dont l’interface change avec chacune des villes (Bruxelles, Rotterdam, Montréal, Barcelone, Courtrai).

Toujours sur le mode ludique, Olga Kisseleva demande where are you? (www.chambreblanche.qc.ca/labweb/way/intro.html) dans une œuvre qui présente des photographies prises dans plusieurs villes, invitant le visiteur à découvrir l’origine de ces images. L’exercice mène à l’échec la plupart du temps et fait ressortir le phénomène d’uniformisation des centres urbains. Qui plus est, cette indifférenciation amène le participant à examiner le sentiment d’ubiquité dont il fait l’expérience sur le Web. Cette dualité spatiale vécue par le spectateur – qui se trouve lui-même dans un lieu alors qu’il en observe un autre – atteint d’ailleurs un seuil critique dans You Are Not Here (www.youarenothere.org), où le promeneur new-yorkais est invité à explorer Bagdad, et le citoyen de Tel-Aviv, à déambuler dans les rues de Gaza7. En superposant les cartes des villes jumelées – mais opposées par des tensions politiques –, le touriste accède à des informations sur la ville virtuellement parcourue avec son téléphone cellulaire, transformé pour l’occasion en audio-guide. Déstabilisante, l’œuvre invite à se déplacer simultanément dans ces villes en les imbriquant l’une dans l’autre, alors qu’un monde les sépare.

Dans ces créations diverses, la photographie sert à authentifier sa présence dans un lieu, à dire « j’étais là ». L’image agit comme un témoignage individuel et crée une pause dans des œuvres privilégiant souvent le déplacement, c’est-à-dire l’exploration tant physique qu’artistique. Afin de rétablir cette conscience géographique dans le Web, les artistes se sont approprié divers moyens techniques et créatifs fondés sur la géolocalisation. Ainsi, leurs œuvres incluent des représentations cartographiques et des images satellitales qui invitent le spectateur à reconnaître un lieu tout en adoptant un point de vue extérieur et analytique tandis qu’il surplombe la planète. C’est alors que l’image photographique apparaît et ce regard extérieur fait place à un point de vue subjectif, une vision habitée. La photographie dit : j’étais là dans le monde.

1 À propos du développement du géoweb, voir le blogue de Francis Pisani: http://pisani.blog.lemonde.fr/2007/06/01/le-geoweb1-voir-le-monde/.

2 Sur les innombrables possibilités d’utilisation des cartes en ligne, voir le dossier « Cartes en ligne, globes virtuels… La «  Google Maps mania  », un nouveau phénomène de société ?» : recherchez « carte en ligne » sur www.documental.com.

3 Le caractère héroïque du pionnier résidait dans l’emploi d’un équipement encombrant et de conception récente dans un environnement parfois hostile.

4 Sur les différentes applications des médias localisés, voir l’article d’Hubert Guillaud, « Les médias localisés: point de contact entre le réel et le virtuel » dans InternetActu : www.internetactu.net/index.php?p=5773.

5  Après le vélo, le patin à roues alignées et la voile… Voir, entre autres, les projets GeoSkating www.geoskating.com/ et GeoSailing www.geosailing.com/ de Just van den Broecke. Les appareils de géolocalisation sont aussi appelés « appareils de navigation ».

6  La psychogéographie est un terme emprunté à Guy Debord, qui la définit comme suit dans Introduction à une critique de la géographie urbaine : « La psychogéographie se proposerait l’étude des lois exactes, et des effets précis du milieu géographique, consciemment aménagé ou non, agissant directement sur le comportement affectif des individus. » Voir :  www.larevuedesressources.org/article.php3?idarticle=33.

7 Le projet a été réalisé par un collectif constitué de Mushon Zer-Aviv, Dan Phiffer, Kati London, Laila El-Haddad et Thomas Duc.

Sylvie Parent est critique d’art et commissaire indépendante. Elle est l’auteure de nombreux textes sur l’art contemporain et néomédiatique et a conçu plusieurs expositions tant sur la scène locale qu’à l’étranger.