Rose-Marie E. Goulet avec la collaboration de Chantal Dumas, Point de fuite – Sylvie Lacerte

[Automne 2008]

Voiture de métro de Montréal
24 septembre 2007 au 31 mars 2008

En mars dernier j’ai fait un voyage hors du commun dans le métro de Montréal.

Reportons-nous quarante ans en arrière lors des premières semaines de l’ouverture du métropolitain, alors que nos yeux d’enfant (les miens en ce cas) n’étaient pas assez grands pour absorber l’ampleur de ce grand œuvre, où le design des voitures, sur pneumatiques, rivalisait avec la grandeur et la luminosité des vitraux de Marcelle Ferron à la station Champ-de-Mars1 ou ceux de la station McGill2, ou encore avec les Cercles de céramique de Jean-Paul Mousseau, à la station Peel. Depuis, l’émerveillement s’est lentement dissipé et nous avons presque oublié la collection d’œuvres se retrouvant dans le circuit souterrain de Montréal. Nous empruntons le métro pour nos déplacements quotidiens, pour se rendre d’un point A à un point B, et le tenons souvent pour acquis, malgré ses retards, ses bris mécaniques et ses « incidents ».

En cette journée de mars 2008, pour la première fois depuis quarante ans, ma destination n’était pas une station x, mais plutôt l’une des voitures du métro, sur et dans laquelle les artistes Rose-Marie E. Goulet et Chantal Dumas avaient réalisé une intervention intitulée Point de fuite. Elle fut surnommée la voiture bleue, vu son camaïeu cobalt revêtant l’extérieur comme l’intérieur du wagon. J’y ai donc réalisé une randonnée sans destination prédéterminée, avec l’intention d’y passer un bon moment pour m’imprégner de son ambiance inusitée tout en observant les réactions des passagers. Mon parcours, amorcé à la station Villa-Maria, m’a menée jusqu’à la station Montmorency à Laval, pour se terminer, sur le chemin du retour, à la station Mont-Royal.

Le projet Point de fuite, imaginé par Rose-Marie E. Goulet, a nécessité un long travail de persuasion auprès de la Société de transport de Montréal, il y a quelque temps déjà3. L’artiste souhaitait offrir cette intervention aux citoyens pour souligner les quarante ans du métro de Montréal. Contrairement à la majorité des œuvres d’art public, Point de fuite fut éphémère, n’ayant été «sur la route» que pendant six mois4, et furtif, puisque le lieu et le moment où nous pouvions «attraper» la voiture bleue, appartenaient au hasard.5 Enfin, à l’inverse des projets d’art public habituels, ancrés dans le sol, aux murs ou aux plafonds des bâtiments, Point de fuite était une œuvre en mouvement perpétuel. Paradoxalement, il s’agissait néanmoins d’un projet in situ. Œuvre de collaboration entre deux artistes, Point de fuite a aussi été le résultat d’un travail d’équipe entre les artistes et les employés de la STM.

La voiture bleue relevait, pour le passager, d’une expérience d’immersion sonore et visuelle. Une bande-son, conçue par Chantal Dumas, accompagnait notre parcours, tantôt en accueillant les voyageurs par un En voiture ! tantôt par des applaudissements. Des conversations entre des personnes invisibles (dans des langues étrangères ou inventées), des chants, le son de cloches ou la voix d’un muezzin et des gazouillis d’oiseaux émaillaient notre périple. La trame sonore était entrecoupée périodiquement par des silences nécessaires, puisqu’il règne déjà un boucan infernal dans le métro6. L’environnement sonore suscitait moult réactions chez les voyageurs. Certains passagers étaient pris d’un fou rire, d’autres souriaient, tandis que des inconnus finissaient par s’adresser la parole. Des personnes affichaient de l’étonnement et certains une irritation incontestable, considérant ces «bruits» comme de la « pollution sonore »7.

Enveloppant sur le plan visuel, Point de fuite nous transportait dans une atmosphère bleutée d’un bout à l’autre de la voiture (sièges compris). L’installation mobile était peinte, à une extrémité, à la manière d’une cabane aux planches rustiques laissant progressivement place à des motifs plus abstraits pour finalement ne montrer que la couleur seule, grâce à un habile sfumato. Et surtout, l’on pouvait y admirer des photographies couleur, imprimées sur des pellicules transparentes, appliquées sur toutes les fenêtres du wagon. Ces images, points d’appui ou de référence, nous rappelaient que nous voyagions sous le sol de Montréal, puisque nous reconnaissions certains des lieux qui y étaient représentés. Puis, une photo d’un lecteur tenant Les villes invisibles d’Italo Calvino illustrait le goût de la lecture des passagers du métro et l’allégorie du voyage dans des villes rêvées ou imaginaires, telles que décrites, dans l’ouvrage de Calvino, par Marco Polo à l’empereur Kublai Khan. Bien que fixes, les photographies apparaissaient comme des images en mouvement, à cause de la vélocité de la rame, mais aussi par les variations d’intensité de la lumière variant entre le tunnel et les stations de métro, et faisant chatoyer et bouger ces tableaux, tels des dessins animés.

Le passager installé au centre du Point de fuite se déplaçait au même rythme que lui, point de fuite en mouvement, émettant des voix qui s’élevaient ou chuchotaient à notre oreille des paroles ou des chants énigmatiques, parfois insaisissables.

Leon Battista Alberti a dû se retourner dans sa tombe. Les sirènes Goulet et Dumas nous ont menées en voiture au cœur même du point de fuite, que l’humaniste et mathématicien de la Renaissance avait inventé comme repère virtuel pour représenter la troisième dimension sur une surface plane. La voiture bleue, point de fuite poétique, architectonique, futuriste et immersif, nous en a fait voir et entendre de toutes les couleurs.

Sylvie Lacerte est chercheuse et commissaire indépendante. Elle est chargée de cours à l’UQÀM et à l’Université McGill. Elle agit à titre d’experte régionale – Montréal pour la Politique d’intégration des arts à l’architecture et à l’environnement (1 %) du MCCCFQ.

1 Vitrail (1968), Marcelle Ferron. http://www. metrodemontreal.com/orange/champdemars/.

2 La vie de Montréal au XIXe siècle (1967), vitrail, Nicholas Sollogoub. http://www.metrodemon-treal.com/green/mcgill/

3 Il existe un historique d’œuvres temporaires exécutées dans le métro depuis au moins 1989, mais les démarches pour obtenir les permissions ne sont jamais simples.

4 Du 24 septembre 2007 au 31 mars 2008.

5 J’avoue qu’en ce qui me concerne, j’ai eu un peu d’aide de R.-M. E. Goulet, avec qui j’ai fait la balade, pour déterminer l’horaire de cette rame de métro sournoise.

6 La moyenne du bruit environnant, dans le métro, est de 80 décibels.

7 Catherine Dagenais (2008) «S.V.P., un peu de tranquillité» dans Lettre de la semaine, La Presse, le samedi 24 novembre 2007.