[Printemps 2009]
par Jacques Doyon
Jacques Doyon : Voudriez-vous nous entretenir du thème principal de cette exposition, et évoquer le contexte de réalisation de l’œuvre qui lui donne son titre ?
Antoni Muntadas : Le projet d’exposition à la galerie SBC à Montréal comprend plusieurs pièces rassemblées sous le titre La Construction de la peur. La pièce-titre est une œuvre murale composée de grands titres des journaux dans lesquels on retrouve le mot « peur » [fear]. Une première version de cette pièce a été présentée à la Kent Gallery, à New York, en mai 2008, avec du matériel provenant essentiellement de la presse américaine de l’année dernière; c’est pourquoi la plupart des titres sont en anglais, mais on en retrouvera aussi quelques-uns issus de la presse européenne. L’œuvre reprend la typographie et la mise en pages originales de la une de ces journaux, en les agrandissant et en soulignant de rouge les itérations du mot « peur » [fear], sans toutefois reproduire les articles. Le spectateur peut ainsi douter de la véracité de ces titres jusqu’au moment où il trouve les références de publication de chacun de ces titres. Il mesure alors l’ampleur du phénomène et la part de subjectivité et d’inanité inhérente à cette construction médiatique de la peur. L’œuvre qui s’étend sur deux murs de la galerie a initialement été amorcée autour du mot « peur », pour être ensuite élargie pour y inclure l’utilisation des mots « panique » [panic] et « terreur » [terror], présentés ici comme des corpus séparés de la même œuvre.
Les médias sont des acteurs de premier plan dans la mise en place de ce phénomène, mais il s’étend aussi au milieu culturel. Une énorme quantité de livres parus récemment dans tous les domaines, incluant la littérature, et sur des sujets parfois éloignés des enjeux sociopolitiques, reprennent ces mots comme de véritables leitmotivs. Le phénomène n’est pas nouveau. On pouvait déjà l’observer dès 1955, au moment de la guerre de Corée. Le 11 septembre 2001 aura procuré l’occasion d’une nouvelle instrumentalisation politique de la peur relayée par les médias. Plus récemment, on assistait, dans les différents parlements, à un phénomène similaire avec un usage exacerbé du mot « crise » entretenant une véritable psychose de la crise avant même qu’elle ne soit avérée.
JD : L’exposition rassemblera aussi plusieurs œuvres des dernières années traitant d’autres composantes de cette fabrication médiatique de la peur. Voudriez-vous évoquer pour nous le contenu de ces œuvres et le contexte dans lequel elles ont été créées ?
AM : On retrouvera notamment dans l’exposition la série Cercas [clôture ou grillage, en brésilien], œuvre qui comprend actuellement douze images montrant les murs, les grillages et les barricades construits pour protéger les maisons de Sao Paulo. C’est un travail en cours de développement à propos duquel je poursuis des échanges avec l’anthropologue Teresa Caldeira, auteur du livre Cidade de Muros: Crime, Segregação e Cidadania Em São Paulo [« La ville emmurée : crime, ségrégation et citoyenneté à Sao Paulo »]. Le phénomène touche maintenant les classes moyennes et les compagnies de sécurité sont aujourd’hui les entreprises les plus florissantes de la ville. Je développe actuellement un nouveau volet à ce projet qui s’intitulera Alphaville et portera sur la gated community du même nom.
L’exposition inclut aussi deux œuvres qui ont été produites indépendamment de ces séries mais qui s’inscrivent dans ma recherche sur les mécanismes de construction de la peur. Il s’agit de deux vidéos, intitulées respectivement On Translation : Fear/Miedo et On Translation : Miedo/Jauf (« peur » en arabe), qui traitent des enjeux des frontières établies entre Tijuana et San Diego et entre Tarifa et Tanger2. Dans les deux cas, il s’agit de travaux qui ont été conçus en tant qu’interventions publiques et pour une diffusion sur les chaînes télévisuelles de chacune des localités situées de chaque côté de la frontière et dans les capitales des pays concernés. On Translation : Miedo/Jauf a même été diffusée par la chaîne Al Jazeera.
En nous faisant passer du domaine privé à la sphère publique, ces œuvres nous amènent à un niveau plus complexe où la peur individuelle et la paranoïa d’État se conjuguent et se confrontent. La sphère publique englobe et influence ainsi les décisions personnelles. Ces deux travaux vidéo ne portent pas tant sur les phénomènes d’immigration que sur la peur entretenue à l’égard de ces phénomènes de transit, de migration et de déplacement. Ils portent sur la façon dont la peur est introduite de chaque côté de la frontière, sur les clichés et les stéréotypes qui prévalent et sur la perception qu’en ont les gens. Les bandes débutent par les réponses données par diverses personnes à la question : Que signifie pour vous la peur ? Les interprétations sont bien sûr très diverses, allant de la peur de l’obscurité, ou des peurs reliées à l’enfance, jusqu’à la peur de la solitude ou de la mort. De ces situations intimes, le propos s’élargit progressivement vers des questions relatives à la situation de la ville, au rôle des médias et à la situation politique générale. Le cas de la frontière entre l’Espagne et l’Afrique est plus complexe, car il inclut des phénomènes de religion et de terrorisme qui sont moins présents à Tijuana/San Diego.
JD : Ce climat de peur se matérialise dans un système de sécurité…
AM : Oui. Un système de sécurité que je relie à la disparition de l’espace public, de plus en plus privatisé. Pour l’essentiel, tous ces systèmes de contrôle et de surveillance ne sont pas mis en place pour la protection des individus, mais bien pour protéger les intérêts des entreprises ou de l’État. Je voudrais mentionner une anecdote personnelle qui m’apparaît révélatrice de cet état de fait. Je me suis récemment fait voler mon ordinateur à la gare de train de Madrid, directement sous l’œil d’une caméra de surveillance. J’ai demandé que l’on utilise les images de cette caméra afin que je puisse récupérer mon portable et toutes les informations qu’il contenait, mais cela m’a été refusé, sous prétexte que cela ne servirait à rien, que les images ne seraient pas suffisamment claires. Point à la ligne. À chaque fois que nous circulons dans un aéroport, nous sommes littéralement « mitraillés » par les caméras de surveillance, mais tout ce système ne vise pas la protection des individus. Il ne sert uniquement qu’à protéger les intérêts de l’aéroport, de l’entreprise, de l’institution.
JD : Votre œuvre est traversée par des préoccupations relatives au façonnement de modes de perception et de modes de vie de plus en plus standardisés, abstraits et génériques, au détriment d’un ancrage dans des lieux et des situations concrètes et spécifiques. Comment ces préoccupations se conjuguent-elles dans votre travail ?
AM : De façon générale, je pourrais dire que je travaille concurremment sur deux terrains. Mes travaux ancrés dans des lieux et des contextes particuliers génèrent des projets à long terme dans lesquels j’investis souvent beaucoup de temps. C’est le cas, par exemple, du projet du parc de l’Alameda à Mexico, du projet sur les espaces de mémoire à Bremen, du projet de train urbain à Porto Rico, tout comme du projet sur les frontières, de mes différents projets à Sao Paulo, dont celui sur Alphaville, et d’un autre actuellement en cours à Istanbul. Mais je réalise aussi d’autres types de projets qui portent sur la globalisation et les phénomènes de standardisation de nos sociétés. La Fundación Marcelino Botín, de Santander, vient justement de publier un catalogue3 qui met l’accent sur cet aspect de mon travail, en lien avec la notion de non-lieux de Marc Augé. Ces travaux reposent plutôt sur une sorte de biographie du déplacement. Ce sont un peu comme des notes, des observations sur l’espace social et la géographie des territoires, dans leurs dimensions plus génériques et décontextualisées. Ces deux dimensions de mon travail sont complémentaires et s’ancrent ultimement dans la notion de contexte, qui est pour moi essentielle.
JD : Il semble que l’exposition que vous présenterez à Montréal conjuguera ces deux dimensions.
AM : Chaque exposition constitue pour moi un projet. Dans ce cas-ci, l’exposition est articulée autour de cette idée d’une construction de la peur et comporte à la fois des travaux qui renvoient à des situations particulières et d’autres à des situations plus globales. La murale de La Construction de la peur est composée de grands titres extraits de la presse américaine, mais il est probable que l’on pourrait trouver leurs équivalents dans la presse canadienne. Ce serait un nouveau projet. Lorsque je travaille dans un nouveau contexte, j’aime pouvoir dialoguer avec des spécialistes m’exprimant leurs différents points de vue. Je me nourris d’un tel échange interdisciplinaire. Mais ma position est ultimement celle de l’artiste, dont la responsabilité est d’observer les phénomènes qui l’entourent et de réagir aux enjeux de son temps.
3 Christopher Phillips, commissaire, Muntadas – espacios, lugares, situaciones, Fundación Marcelino Botín, Santander, Espagne, 2008, 225 p. (avec textes en anglais).