Benoît Aquin, « Dust Bowl » chinois – William E. Ewing, De feu et de glace

[Printemps 2009]

En novembre 2008, Benoît Aquin remportait le prestigieux prix Pictet pour sa série photographique sur la désertification de la Chine. Le « Dust Bowl » chinois est l’un des plus grands désastres environnementaux de notre époque et constitue probablement la plus grande conversion de terre arable en sable au monde. Les déserts couvrent aujourd’hui 18 % du territoire chinois et 22 % de cette superficie est la conséquence de l’action de l’homme. Ces nouveaux déserts créent des tempêtes de poussière qui affectent actuellement plus de trois cents millions de personnes. Des villes pour réfugiés environnementaux ont même été créées. Pour sensibiliser les gens à ce désastre environnemental, Aquin a produit d’impressionnantes et troublantes images d’un paysage ombragé et homogénéisé par la poussière.

par William A. Ewing

Le photographe Benoît Aquin parcourt la planète depuis bientôt vingt ans, guidé par une vision globale qui oriente ses différents projets. Depuis ses premiers voyages aux Caraïbes vers la fin des années 1980 (notamment en Haïti, où son étude sur la pratique du vaudou s’est étendue sur cinq ans), en passant par les plantations de bananiers au Nicaragua et jusqu’à son témoignage sur les effets désastreux des changements climatiques sur le Nord du Québec, l’œuvre d’Aquin révèle son inquiétude face à notre action de plus en plus dévastatrice sur l’environnement.

Désireux de ne pas se limiter dans ce domaine à un axe nord-sud, Aquin a également voyagé en Asie au cours de la dernière décennie, d’abord en Mongolie en 2002, puis en Chine, où son travail sur ce qu’il appelle le Dust bowl chinois (ou tempêtes de poussière) a été récompensé par un prix prestigieux. Plus récemment, il a entamé une recherche en Égypte, dans les zones densément peuplées, le long du Nil, dont la situation est de plus en plus précaire. Aquin hésite lorsqu’on lui demande s’il considère certains de ses projets comme « achevés » : l’ampleur et la complexité des enjeux l’incitent plutôt à parler de « travaux en cours ».

Il aime visiblement initier plusieurs projets à la fois, puis explorer chaque thème en alternance avec d’autres, stimulé par les contrastes et les synergies qui émergent de ces confrontations.

Contrairement à beaucoup de ses collègues, pour lesquels la photographie documentaire consiste à aborder des thèmes sensibles sous un angle révélateur, Aquin étudie son sujet en profondeur avant même de saisir son appareil photo. Grand lecteur, il cite aussi bien des écrivains que des artistes visuels parmi ses influences : l’agronome Chester Brown, auteur « visionnaire » selon Aquin; le journaliste du Monde Hervé Kempf, qui a participé à faire connaître les menaces planant sur la biosphère, notamment dans son essai Comment les riches détruisent la planète1; ou l’« urbaniste écologique » Richard Register, pour son analyse sur le rôle central des villes dans nos sociétés futures. Il se sent particulièrement redevable à l’ouvrage de Marcel Mazoyer et Laurence Roudart, Histoire des agricultures du monde2, qui souligne la portée et l’urgence de son projet : l’agriculture est en effet au centre de ses préoccupations, et plus précisement la crise alimentaire qui s’annonce.

Dans une certaine mesure, on peut dire qu’Aquin s’inscrit dans la tradition respectée de la « photographie engagée », aujourd’hui passée de mode : son travail témoigne d’un réel engagement social et environnemental, et il estime que la photographie s’y prête particulièrement bien, en révélant l’urgence des problèmes et en suscitant des actions constructives. Mais Desert Cantos de Richard Misrach est, à ses yeux, aussi exemplaire dans son registre que le fameux Telex Iran de Gilles Peress. La poésie qui se dégage d’une œuvre photographique est selon lui l’une de ses qualités premières; Robert Frank et Frederick Sommer, notamment, l’ont beaucoup inspiré. À Montréal, le discret photographe John Max est pour Aquin une référence majeure : il admire en particulier la rare authenticité que l’objectif de Max confère à chacun de ses sujets. L’apport particulier de ces diverses « influences » dans le travail d’Aquin est difficile, voire impossible, à définir avec précision, mais leur point commun, selon Aquin, est un intérêt pour des thèmes fondamentaux, abordés indirectement – ou, pour reprendre ses propres termes, « visuellement intéressants, palpables, sans que ce soit littéral. » Mais l’éclectisme d’Aquin ne va pas jusqu’à inclure les références détachées et ironiques d’une certaine pratique contemporaine, pour laquelle, selon l’analyse d’Adam Weinberg, « le style passe souvent avant le sens ; c’est-à-dire que des historiens et des critiques comme Szarkowski ont choisi d’interpréter la photographie de telle façon que le “regard” finit par être plus important que ce qui est regardé. » Aquin, me semble-t-il, s’efforce de trouver un juste équilibre.

L’œuvre d’Aquin comporte également une dimension mystique. La démarche rationnelle et intellectuelle vient avant et après la prise de vue (lire, concevoir, planifier, puis sélectionner, mettre en page, etc.). Mais sur le terrain, Aquin fonctionne sur un mode intuitif, « en prise avec l’essence des choses…

Je suis totalement absorbé quand je travaille. J’oublie tout le reste. C’est comme faire l’amour, on s’abandonne. » Il fait souvent référence à cette image de Robert Frank qui l’avait beaucoup marqué lorsqu’il était adolescent, stupéfait qu’une telle expressivité fût possible dans une photographie. Plus tard, alors qu’il se dirigeait vers la photographie commerciale, il eut une révélation similaire en découvrant l’œuvre de Gilles Peress dans Telex Iran : c’était la preuve qu’il était possible de travailler dans un registre à la fois spirituel et intellectuel. La voie commerciale fut révisée au profit de pistes plus exotiques.

Le paysage n’est plus ici une donnée neutre et inerte, mais « un territoire menacé. »

Lors de son voyage en Mongolie en 2002, Aquin traversa le désert de Gobi et fut frappé par les conséquences de la désertification. Cela motiva sa décision de se concentrer sur la crise alimentaire, en étudiant dans un premier temps le phénomène des « tempêtes de poussière » en Chine, qui l’intéressait particulièrement. Il s’agit en réalité de la couche supérieure du sol qui a été emportée par le vent, fragilisée par une série de plans agricoles désastreux. Ces images sont d’une grande beauté, évoquant un tourbillon à la Turner où les silhouettes humaines ont à peine plus de substance que des insectes, mais cette beauté est assombrie par la réalité de ce que nous regardons : une situation catastrophique, où les Chinois s’accrochent (éventuellement contre leur gré) à une terre qui est incapable de les faire vivre à long terme. En commentant les paysages dénudés de Misrach, Anne Tucker observait que le paysage, dans l’art occidental, est devenu un genre paresseux, « une sorte de pique-nique mental », et félicitait Misrach de réinventer « la politique sous une des formes les plus virulentes et les plus secrètes qui soient. » Le paysage n’est plus ici une donnée neutre et inerte, mais « un territoire menacé. »3 La même remarque pourrait s’appliquer aux tempêtes de poussière dépeintes par Aquin.

Mazoyer et Roudart concluent leur essai magistral par un rappel pertinent : « En vérité, ce monde qui se délite aujourd’hui par le bas beaucoup plus vite qu’il ne se construit par le haut est devenu une sorte de colosse aux pieds d’argile, un colosse lézardé dont il est urgent de reconstruire les fondations.4 Les tourbillons de poussière qui, dépeints par Aquin, évoquent un monde en flammes, confirment ce propos. Mais ils prennent tout leur sens lorsqu’on les compare avec un autre extrême : les images d’Aquin sur les communautés de chasseurs du Grand Nord canadien, dont les terrains de chasse traditionnels, fragilisés, ne parviennent plus à se renouveler. Ces deux opposés dans l’œuvre d’Aquin rappellent la fin du monde imaginée par Robert Frost, dont le poème paraît plus que jamais d’actualité :

Certains disent que le monde finira par le feu,
D’autres qu’il deviendra de glace.
Ce que j’ai goûté du désir
Me ferait préférer le feu.
Mais si je devais périr deux fois,
Je crois en savoir assez de la haine
Pour estimer que le gel
Détruit tout aussi bien, et je choisirais la glace.

Traduit par Emmanuelle Bouet

1 Kempf, Comment les riches détruisent la planète, coll. l’Histoire immédiate, Seuil, 2007
2 Marcel Mazoyer et Laurence Roudart, Histoire des agricultures du monde : du néolithique à la crise contemporaine, coll. Points Histoire, Seuil, 2002.
3 Anne Wilkes Tucker, Crimes and Splendors: the Desert Cantos of Richard Misrach, Bulfinch Press, 1996.
4 Marcel Mazoyer et Laurence Roudart, Histoire des agricultures du monde : du néolithique à la crise contemporaine, op. cit.

 
Préoccupé par les causes humanitaires, Benoît Aquin a produit des essais photographiques sur des sujets tels les crimes aux pesticides au Nicaragua, la fonte des glaciers dans le Grand Nord canadien et la désertification extrême de la Chine. Ces travaux photojournalistiques, publiés dans de nombreux journaux et magazines, lui ont valu nombre de prix et distinctions. Depuis plus de quinze ans, Aquin a aussi travaillé comme photographe pour des publications telles Voir, Hour et Recto Verso. Ses œuvres ont été exposées dans de nombreux musées, centres d’artistes et galeries au Canada. Il est représenté par la galerie Pangée à Montréal et Stephen Bulger Gallery à Toronto.

William A. Ewing est une autorité reconnue dans le domaine de la photographie. Auteur de nombreux ouvrages, il a monté des expositions partout dans le monde, notamment pour des musées en Europe et en Amérique du Nord. Fondateur d’Optica, à Montréal, il a été directeur des expositions pour l’International Center of Photography de New York et il dirige depuis douze ans le Musée de l’Élysée, à Lausanne, en Suisse. Il est conférencier à l’échelle internationale et enseigne à l’université de Genève.

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Le Prix Pictet
Le premier prix international de photographie consacré au développement durable.

Le prix Pictet est important nouveau prix international en photographie qui est cofinancé par la banque privée Pictet de Genève et le Financial Times de Londres. Dotée d’une bourse annuelle de 100 000 CHF remise à un seul artiste, cette compétition récompense des photographes dont les œuvres informent la population de crises urgentes et à portée internationale en développement durable. Chaque année, le prix Pictet portera son attention sur un thème différent; celui de 2008 était l’eau.

Benoît Aquin est le premier récipiendaire de ce prix prestigieux. Il a été sélectionné parmi quelque 200 artistes provenant de 43 pays par un comité formé de 49 experts provenant de six continents, et jugé par un second comité de sept experts internationalement reconnus. Pour plus d’information, veuillez visiter prixpictet.com.

Les images de cette série sont issues d’un reportage réalisé en 2006-2007 avec le journaliste Patrick Alleyn, grâce au soutien financier du magazine The Walrus et de l’Agence canadienne de développement international (ACDI). Un ouvrage sur les travaux de Benoit Aquin en Chine et dans le Grand Nord canadien paraîtra aux éditions du passage à l’automne 2009.