par Johanna Mizgala
L’élément central des collections du Musée McCord est l’ensemble des archives photographiques Notman, soit plus d’un million d’images, dont quelque 450 000 photographies et négatifs réalisés par le Studio Notman
Les collections du Musée McCord trouvent leur source et leur inspiration dans une mémoire collective de Montréal qui reflète l’histoire de la ville. Les objets et les images permettent ici de quantifier et de qualifier une partie des nombreuses expériences vécues par ses communautés, actuelles ou passées, qui coexistent, se mêlent ou se démarquent dans un paysage urbain perpétuellement changeant. Capter l’identité visuelle d’une ville est un exercice aussi fascinant qu’irréalisable, car si chaque lieu, espace vert ou coin de rue donné est indiscutablement emblématique de Montréal à un moment particulier de son histoire et s’y associe de façon indélébile, notre regard, en revanche, évolue. Il est sans cesse soumis à des changements de perspective, selon les époques et les spectateurs, qui influencent leur perception des lieux et des visages. Ainsi les caractéristiques de la ville sont aussi nombreuses qu’il y a d’expériences et de souvenirs liés à chaque endroit, sans oublier les couches superposées de traces qui disparaissent ou refont surface dans le flot constant et inévitable des détériorations et des réhabilitations.
L’élément central des collections du Musée McCord est l’ensemble des archives photographiques Notman, soit plus d’un million d’images, dont quelque 450 000 photographies et négatifs réalisés par le Studio Notman au cours de ses 78 ans d’existence. William Notman (1826-1891) s’était établi comme photographe à Montréal, où sa carrière s’étendit sur trente-cinq ans. Au cours de cette période il fonda également sept autres studios au Canada et ouvrit plusieurs établissements provisoires dans les collèges et les universités du Nord-Est américain, photographiant les enseignants pendant l’année scolaire. C’était le plus vaste atelier de photographie en Amérique du Nord; ses diverses formules de portraits étaient offertes à des clients de toutes les origines socio-économiques. Le portrait en studio resta associé au nom de Notman longtemps après la mort du photographe, et ce, jusqu’au XXe siècle. Son fils Charles finit par vendre l’entreprise familiale et prit sa retraite en 1935.
En complément à cette collection, les archives photographiques Notman comprennent un important corpus d’œuvres de photographes professionnels, tels Alexander Henderson, Benjamin Baltzy et William Topley, ainsi qu’une multitude de clichés à caractère intime ou naïf pris par des amateurs ou des artistes non identifiés. Ces archives nous parlent bien sûr de Montréal et de ses habitants, mais évoquent également d’autres lieux et d’autres visages du Québec ou du Canada, depuis les débuts de la photographie jusqu’à nos jours. Catalogue de la vie quotidienne qui met en scène la bonne société montréalaise ou la foule anonyme des citoyens, les archives Notman, en tant que somme d’images, rendent compte du passage du temps, à travers un éventail d’occasions particulières, activités mondaines, célébrations ou obligations officielles, tout en témoignant de la croissance de la ville et de son développement économique, politique et social. Tandis que les photographes rendent compte de ce passé d’une façon littérale et figurative, chaque spectateur apporte une nouvelle appréciation de l’œuvre à travers le filtre de sa propre sensibilité, car le « sens » d’une image est chaque fois différent. Voir plusieurs fois une même photographie permet ainsi à notre perception de s’approfondir, tout comme les rues familières peuvent dissimuler des tournants inattendus et des découvertes surprenantes.
Désireux, en tant qu’institution, d’attirer de nouveaux publics et d’exposer sa collection au grand jour dans un réseau de diffusion plus large, le Musée McCord a présenté durant trois années successives, au centre-ville de Montréal, trois expositions qui se répondaient mutuellement et connurent le même succès. Installées sur l’avenue McGill College, de l’été à l’automne, les photographies grand format étaient montées dans de larges cadres d’aluminium, s’offrant au regard des passants au même titre qu’une publicité ou un plan du quartier. Disposées ainsi, plutôt que dans le cadre d’une exposition traditionnelle à l’intérieur du musée, les images de la collection provoquaient l’imagination du spectateur en jouant sur le hasard des rencontres. Chacun, dans le cours de sa vie quotidienne, était libre de visiter l’exposition à sa guise, en passant, comme on regarde les vitrines en rentrant du travail ou une affiche aperçue distraitement dans une station de métro.
La première installation, intitulée Transactions, juxtaposait des photographies en couleurs montrant certains objets de la collection de façon détaillée et des clichés en noir et blanc tirés des archives Notman. Utilisant la métaphore de la transaction en tant que lieu de permutations économiques et sociales, les vingt-huit paires d’images de l’installation postulaient des liens entre les témoins matériels de notre culture et la représentation photographique du quotidien à Montréal. Transactions permettait au musée d’exposer, du moins sous forme de reproduction, des pièces rarement montrées, puisque leur fragilité ou d’autres considérations n’en autorisent pas une présentation prolongée. Les objets étaient choisis en partie pour leurs correspondances avec le fonds d’archives, comme cette association entre une ancienne machine à imprimer des chèques et une photographie d’employés de bureau qui ont peut-être utilisé un procédé semblable (William Notman et Fils, 1903). Agrandis à une échelle monumentale et présentés à l’extérieur, d’autres trésors de la collection, telle une exquise tabatière en céramique et en émail du XIXe siècle en forme de globe, montrée ici avec une vue du port de Montréal (William Notman et Fils, 1884), pouvaient être examinés à loisir et appréciés sous des angles qu’une exposition classique n’aurait pas permis.
Configurations, la seconde installation à prendre place sur l’avenue McGill, partait du principe que des photographies historiques, mises en rapport avec des images analogues provenant d’une époque un peu plus récente, suscitent de nouvelles lectures ou de nouvelles interprétations. Leurs convergences sont soulignées, indépendamment du fait que les photographies présentent ou non des vues similaires, pour inviter aux comparaisons et faire apparaître les contrastes. En les plaçant simplement côte à côte, on obtient un effet de dialogue visuel ou de narration. Dans le cadre de cette exposition, les images des archives Notman étaient couplées avec des œuvres de photographes québécois réalisées dans les années 1970 et 1980, qui exploraient à leur tour, selon une même approche ou tradition documentaire, Montréal et le quotidien de ses habitants : on y retrouvait entre autres le travail de Michel Campeau, d’Alain Chagnon et de Louise Abbott. Construire l’image d’un lieu est un processus au cours duquel on réarrange des éléments qui apparaissent disparates à première vue mais sont en fait subtilement reliés. À ce titre, les œuvres d’art que l’on aperçoit dans la maison de Mrs. George Stephen (William Notman et Fils, 1884) sont aussi fascinantes pour l’observateur que les affiches d’une chambre de jeune fille que dépeint Clara Gutsche dans la série Milton Park, car les deux collections apportent un éclairage sur la personnalité de leur propriétaire.
L’été dernier, le Musée McCord a présenté la troisième et dernière incarnation de ses installations extérieures : Inspirations. Le titre était particulièrement approprié à cette présentation, sans doute la plus lyrique des trois, qui offrait ainsi à la rue, avec d’autres images d’archives, un nouveau corpus photographique produit par les étudiants en arts plastiques de l’Université Concordia. Comme dans les précédentes versions du projet, les photographies furent appariées en fonction de leur degré de résonance, qu’il s’agisse d’affinités visuelles telles les lignes des corps qui se répondent dans les œuvres d’Edward Walter Roper, Under the green arbour (1901), et de Shannon Lucky, Apartment dweller (2008), ou d’une forme de répétition, par exemple entre le portrait de Campbell McNab par William Notman (1873), le représentant entouré de ses trophées de chasse dans un décor imitant la nature, et l’image conçue en écho par Zoe Yuristy, Christine McNab and her animal friends (2007). La mise en présence de ces travaux contemporains et des collections historiques nous amène à reconsidérer les images des archives Notman non seulement en tant que portraits à part entière, mais aussi pour leur capacité à susciter des réponses créatives chez d’autres photographes. Enfin, avec ces représentations parallèles de Montréal et de ses habitants, l’installation donne un aperçu de la ville telle qu’elle a existé, tout en laissant transparaître des indices de ce qu’elle sera demain.
Considérées comme un tout, les trois installations du Musée McCord ont permis d’amener ses collections dans la rue, par le biais de reproductions grand format dont la dynamique s’apparente à celle des placards publicitaires ou de l’art urbain. En soulignant les correspondances entre les visages et les lieux de Montréal au passé et au présent, et l’évolution de l’environnement urbain dans ses différents quartiers, le tout de façon accessible et originale, le musée a pu rejoindre un public qui n’aurait peut-être pas pris le temps de franchir ses portes. Le dialogue instauré entre ces nouveaux interlocuteurs et les photographies d’archives devient alors, à son tour, le point de départ de nouvelles interrogations et associations. Qui permettront peut-être, au bout du compte, de mieux quantifier l’insaisissable notion de pertinence.
Traduit par Emmanuelle Bouet
Commissaire et critique d’Ottawa, Johanna Mizgala mène actuellement une recherche sur les manifestations de l’humour dans les premiers portraits effectués en studio, en s’intéressant notamment à la façon dont l’occurence de ces traits d’esprit semble transcender les distinctions de classe, de race ou de genre.