[Été 2009]
Le Musée des Beaux-Arts du Canada (MBAC), actuellement sous la direction de Marc Mayer, a récemment annoncé que le Musée canadien de la photographie contemporaine (MCPC) n’occupera plus son propre bâtiment situé au 1, canal Rideau.
En fait, ce lieu ne sera plus un espace public consacré aux arts. Il a été remis au Parlement, qui doit le démanteler pour le transformer en bureaux et en lieux de réunion. Cette décision représente l’étape finale dans la destruction du MCPC, dont le processus amorcé subtilement dès 1994 est devenu plus agressif et flagrant aux yeux du public sous le précédent directeur du MBAC, Pierre Théberge. Dans cette brève analyse, j’ai voulu rappeler la crise et la vision qui sont à l’origine du MCPC, et envisager une solution constructive à cette dernière attaque contre les arts, s’il en est encore temps.
En tant que directrice fondatrice du MCPC, je souhaite évidemment sa préservation, mais pas sous n’importe quelle forme : celle d’un acteur dynamique sur la scène canadienne et internationale. En tant que citoyenne du Canada, je souhaite également être informée par ses responsables, qui sont payés par les fonds publics. À défaut d’une information claire et opportune, nous ne pouvons que spéculer sur les événements et imaginer ce que le MCPC aurait pu et pourrait encore devenir.
Qu’était le MCPC ? Le MCPC était un musée fédéral mandaté, entre autres, pour collectionner, préserver, et exposer la photographie canadienne contemporaine, tant en photographie d’art que documentaire. Mais c’était aussi un témoignage de ce que la communauté artistique pouvait réaliser en rassemblant ses énergies pour défendre ses buts.
Le MCPC fut créé en 1985 par une ordonnance qui transférait une collection de 120 000 œuvres photographiques, un mandat, un programme, un projet de construction et une équipe de 12 personnes, de l’Office national du film (ONF) aux Musées Nationaux du Canada (MNC). L’ONF avait en effet décidé de se décharger de ses responsabilités en matière de photographie, suscitant l’indignation dans la communauté artistique, car l’intention initiale était d’archiver les collections, mettre fin aux programmes d’exposition et de publication, annuler la construction du bâtiment prévu, et réaffecter le personnel. Ces décisions furent prises sans consulter l’équipe ni la communauté, à peu près comme c’est le cas aujourd’hui.
Au cours des cinq mois suivants, les protestations s’intensifièrent, jusqu’à l’élection fédérale de 1984. Marcel Masse, le nouveau ministre des communications, devant l’abondant courrier qui lui fut remis à son entrée en fonction, désigna Daniel Silcox pour mener une consultation auprès de la communauté : non seulement les photographes, mais aussi des représentants de toutes les professions du domaine artistique, dont les directeurs de galerie et les centres d’artistes autogérés qui accueillaient le programme d’expositions itinérantes, ainsi que des éditeurs, éducateurs, philanthropes et membres du public souhaitant participer. À la suite des consultations, la création du MCPC fut annoncée devant une foule enthousiaste au Harbourfront de Toronto.
Le MCPC fut officiellement affilié au MBAC, qui accepta cet arrangement en sachant que le Ministre tenait à préserver l’autonomie du MCPC, soulignée par l’installation symbolique du nouveau musée dans un lieu séparé. Ce projet fut aussitôt mis en œuvre par les Musées nationaux du Canada, dont l’architecte principal, Michael Lundholm, dessina les plans du 1 canal Rideau. Quel en était l’avantage pour le MBAC ? Premièrement, gagner les faveurs du nouveau ministre, car le MBAC avait également un projet de construction en cours, et deuxièmement (je découvris cet arrangement par la suite), le MBAC fut autorisé à conserver sa bibliothèque, que le MNC tentait de fusionner avec les trois autres bibliothèques de ses musées. C’était donc un marché : si vous prenez le MCPC, vous gardez votre bibliothèque. Ce genre de négociation n’est pas rare au gouvernement, et nous assistons aujourd’hui à une transaction similaire dans le sens inverse, où le MCPC sert de nouveau de monnaie d’échange, mais cette fois dans un marché où il est largement perdant.
En 1992, le MCPC inaugurait son nouveau musée de 16 millions de dollars, situé au 1, canal Rideau, près du Château Laurier à Ottawa. L’édifice que Marc Mayer a récemment dénigré comme étant « de catégorie inférieure » constituait au contraire une remarquable réalisation. Aménagé à l’intérieur d’un tunnel ferroviaire désaffecté, il était conçu spécifiquement et de façon optimale pour la présentation et la préservation d’œuvres photographiques. Entièrement conforme aux normes environnementales, le bâtiment comprenait une chambre froide et un congélateur pour le matériel photographique couleur, installés à grands frais en étroite collaboration avec les conservateurs du MBAC. Sur le plan interne s’ajoutaient plusieurs équipements importants, parmi lesquels un studio d’enregistrement et de production destiné au programme d’histoire orale du musée.
Le musée se voulait autant un lieu de création que de diffusion. Il comporte quatre espaces d’exposition distincts, ainsi qu’un amphithéâtre pour les conférences et les projections. Le centre d’étude, qui comprend la bibliothèque de photographie et les dossiers des artistes, est accessible aux chercheurs et aux éducateurs. Toutes les composantes d’un musée à part entière sont intégrées au bâtiment, qui fut construit par la Commission de la Capitale nationale (CCN) et confié au MBAC par le biais d’un bail de cinquante ans. Malheureusement, la CCN fit des travaux supplémentaires sur la chaussée et les ponts adjacents, ce qui compromit sans doute l’étanchéité du toit. En effet, quatorze ans plus tard, le musée subit un dégât d’eau qui endommagea les espaces publics et des bureaux, entraînant des réparations qui, d’après les rapports de la CCN, sont en voie d’achèvement.
Malgré cela le MBAC, invoquant une inquiétude fort peu convaincante, proclame que le MCPC ne peut pas réintégrer un bâtiment qui fuit (le MBAC fuit; le Musée des beaux-arts de l’Ontario fuit). Sous ce prétexte, le MCPC sera réduit à deux ou trois pièces du MBAC, pour finalement – c’est une spéculation de ma part – disparaître complètement. L’insistance du MBAC à loger le MCPC est assez ironique lorsqu’on sait que le MBAC est déjà très à l’étroit et tente de s’agrandir (il convoitait notamment le bâtiment du Musée de la guerre lorsque celui-ci a libéré les lieux). L’un des petits secrets du MBAC est qu’une partie de ses collections doit être conservée en dehors du musée, détail qu’il ne souhaite évidemment pas voir ébruité, puisque l’édifice Safdie a été maintes fois critiqué pour l’espace excessif qui est consacré aux lieux de cérémonie.
La fuite avait peut-être des causes « naturelles »; les menaces antérieures contre l’intégrité du MCPC l’étaient beaucoup moins. Sous la direction de Pierre Théberge, en effet, les coupures systématiques pratiquées par son administration dans les programmes et les effectifs du MCPC étaient toujours justifiées par des restrictions budgétaires. Théberge n’en était pas à une contradiction près : son projet fétiche, à Shawinigan, Québec, drainait les ressources du MBAC, à la fois en termes de financement (on parle d’un million de dollars pour l’inauguration) et d’effectifs. Utiliser le personnel du MCPC pour les projets du MBAC a certainement aidé à pallier ces inconvénients. M. « Téflon » Théberge n’a jamais répondu aux lettres de protestation sur le manque de moyens du MCPC, ni d’ailleurs aux nombreuses questions soulevées par sa gestion particulière du MBAC. Son successeur, Marc Mayer, adopte une approche légèrement différente en annonçant une consultation auprès de la communauté photographique, mais on peut légitimement s’interroger sur la nature de ce processus, ou sur ce qu’il espère retirer d’un entretien avec les défenseurs du MCPC après avoir sacrifié son édifice. J’ai spéculé ailleurs sur l’agenda caché du MBAC, qui serait l’agrandissement du bâtiment situé Promenade Sussex, surnommé « la cathédrale » par un des protestataires. Si j’ai vu juste, la consultation est simplement destinée à promouvoir les projets d’expansion du MBAC.
La suppression du 1, canal Rideau en tant qu’espace autonome doit certainement pouvoir être ajournée sine die, du moins le temps nécessaire pour donner au processus de consultation un semblant de dignité. C’est peut-être nous qui devrions établir le programme de ces consultations publiques, et non Marc Mayer. À cette occasion, il devrait peut-être se montrer prêt à écouter, et à agir comme un véritable directeur du Musée des beaux-arts. Aucun directeur digne de ce nom ne renoncerait à un bâtiment situé là où se trouve actuellement le MCPC, au cœur même de la capitale. Le directeur du Musée des beaux-arts devrait avoir suffisamment de conscience historique et d’imagination pour prendre toute la mesure de ce que représente le MCPC, et ce qu’il pourrait devenir.
Lorsqu’on me soumit le site du futur MCPC, je craignais dans un premier temps qu’il ne soit trop visible – l’endroit conviendrait mieux, pensais-je, à un musée de cire. Mais je compris que nous pouvions suivre l’exemple de l’Institut d’art contemporain (ICA) à Londres, qui se revendique comme un lieu de rencontre interdisciplinaire pour les arts et qui occupe un bâtiment très excentrique.
Le MCPC était destiné à devenir un espace d’échange et de débat. Comment encourager cette vocation ? L’ingrédient principal, la flexibilité, était déjà là, et avant de quitter le musée en 1994, je fis en sorte que le mandat élargi du MCPC (incluant non seulement l’œuvre d’art, mais toute forme d’imagerie photographique), sa capacité à prendre en compte les divers courants culturels et les besoins de la communauté, soient incorporés dans les politiques du MBAC, afin de couvrir chaque aspect de sa mission.
Ceux qui se souviennent du contexte de crise ayant abouti à la création du MCPC travaillent de façon constructive à proposer des solutions pour que le musée retrouve sa personnalité distincte et son élan. Le résultat est encourageant, car les participants ont de bonnes idées. Ils imaginent le MCPC avec un mandat plus large englobant les nouvelles technologies; ils suggèrent qu’on pourrait davantage briser le moule « eurocentrique » en présentant le travail des artistes Inuits et des Premières Nations; ils souhaitent que le MCPC contribue à diffuser le travail des artistes canadiens à l’étranger; ils pensent que le musée devrait se joindre au courant de pensée qui mêle les catégories de la photographie vernaculaire, du journalisme, et de l’art pur. Mais ce qui est dommage, c’est que le MCPC accomplissait déjà une bonne partie de ces choses, bien qu’à une échelle trop modeste et avec un budget dérisoire.
Est-il possible de répéter le triomphe de 1984 et de réinventer le MCPC en tant que force culturelle ? La colère et l’indignation ne suffiront pas, bien qu’il y ait amplement de quoi s’indigner. Personne n’aime le gaspillage, et on assiste ici au monstrueux gaspillage d’une remarquable institution. Personne n’aime être manipulé, et le MBAC tente aujourd’hui de nous faire mordre à l’hameçon, pour que son nouveau directeur très zélé puisse plaire au gouvernement Harper et se débarrasser d’une responsabilité encombrante par la même occasion. Nous devons voir clair dans cet opportunisme et protester haut et fort, car non seulement le bâtiment du MCPC appartient au peuple canadien, mais il représente sa communauté artistique à travers une réalisation collective dont nous pouvons être fiers. M. Harper, M. Mayer, vous êtes allés trop loin. L’histoire pourrait bien vous juger sur votre œuvre de béotiens.
Traduit par Emmanuelle Bouet
Martha Langford a fondé et dirigé le Musée canadien de la photographie contemporaine. Elle est professeure agrégée à l’Université Concordia et titulaire de la Chaire de recherche en histoire de l’art.