Silvia Kolbowski, Rien et tout – Vincent Bonin

[Été 2009]

Galerie Leonard et Bina Ellen, Montréal
30 janvier au 7 mars 2009

Depuis la fin des années 1980, Silvia Kolbowski soumet l’idéologie du cube blanc de la galerie et du musée à un examen rigoureux, infléchi par les théories psychanalytiques. Ses œuvres récentes se distinguent d’une telle entreprise critique cantonnée au champ de l’art, car elles embrassent désormais de plus vastes enjeux politiques. Dans cette première exposition d’envergure du travail de Kolbowski au Canada, la commissaire Michèle Thériault présente une installation qui rend perceptibles le moment de transition entre ces deux périodes ainsi qu’un ensemble de propositions témoignant de nouveaux modes d’intervention de l’artiste.

Dans la première portion de la décennie 1990, l’art conceptuel comme mouvement historique devient l’objet de nombreuses expositions et publications, tandis que certains artistes recyclent des stratégies propres aux œuvres des années 1960 et 1970 sous la bannière du «néo-conceptualisme ». Avec An Inadequate History of Conceptual Art (1998-1999), Kolbowski tente de ralentir cette résurgence afin de fournir une version de l’histoire du «  mouvement » travaillée par la mémoire de ses acteurs. Elle demande à 60 artistes d’évoquer oralement une œuvre de leurs pairs dont ils ont fait l’expérience entre 1965 et 1975 (40 individus répondent à l’appel, 22 témoignages seront enregistrés). La rubrique de l’art conceptuel est élargie de sorte qu’elle prend également en compte les actions performatives et des manifestations culturelles rattachées aux pratiques féministes (refoulées dans le canon masculin). Les participants doivent éviter de faire des recherches au préalable et ne divulguent pas leur identité, le titre de l’œuvre qu’ils décrivent, ainsi que le nom des artistes. Une projection vidéo dépourvue de bande-son montre le mouvement des mains de ceux-ci. Les enregistrements audio sont présentés dans une seconde pièce construite pour circonscrire l’écoute, laissant cependant entrevoir la projection. À l’instar de nombreux projets que réalise Kolbowski depuis les années 1980, le retrait d’un contenu permet d’en révéler un autre. Le champ d’absence et de présence créé par ces élisions favorise ici la déprise identitaire des sujets.

Bien que les questions afférentes aux protocoles d’inscription du corps des spectateurs dans le site l’intéressent toujours, Kolbowski remarque une certaine apathie à l’égard de la «  critique institutionnelle » pratiquée par plusieurs artistes de sa génération depuis les années 19801.

Selon l’artiste, l’attitude blasée d’une partie de la population américaine devant la dégradation des libertés civiles depuis le 11 septembre 2001 explique en partie cette indifférence.

Afin d’examiner les conséquences de l’ingérence des troupes américaines en Irak et le désengagement des États-Unis à l’endroit de leurs propres citoyens victimes de l’ouragan Katrina, elle produit une série d’œuvres actualisant les enjeux politiques du film d’Alain Resnais (scénarisé par Marguerite Duras) Hiroshima mon amour (1959).  Michèle Thériault présente pour une première fois l’intégralité de ce cycle.

Resnais et Duras emploient une forme complexe afin d’inscrire les traumatismes de la Deuxième Guerre mondiale (l’occupation de la France, le bombardement d’Hiroshima) dans l’intimité d’une relation amoureuse. La narration du film est livrée par la comédienne française Emmanuelle Riva, créant une asymétrie entre sa voix et celle de son amant japonais. Kolbowski projette d’abord le film en boucle dans une galerie, sans sa bande-son (A Film Will Be Shown Without the Sound (Hiroshima mon amour, 1959. Director: Alain Resnais, Script: Marguerite Duras), 2006). Ce silence met à égalité la subjectivité des deux protagonistes tout en relevant la polarisation linguistique et raciale du texte original2.

After Hiroshima mon amour (2008) fait cette fois surgir les voix dans les sous-titres de la narration et les commentaires du scénario de Duras. Aux images documentaires des retombées du cataclysme se substituent des séquences vidéo de l’Irak assiégé et des rues dévastées de la Nouvelle-Orléans interceptées sur le Web. Kolbowski reconstruit les scènes de vie conjugale en utilisant des acteurs de plusieurs origines ethniques et désamorce de nouveau cette asymétrie culturelle d’Hiroshima mon amour. Par contraste avec le projet moderniste de Resnais/Duras, qui amplifiait la porosité entre une sphère privée et la mémoire collective, ces individus filmés par Kolbowski semblent vivre en marge de la guerre perpétuelle. L’œuvre citée perd ainsi sa dimension allégorique dans le nouveau montage. Son actualisation joue désormais sur le fossé entre un monde fictionnalisé des années 1950/1960 et la période contemporaine où, comme l’affirme Kolbowski, le pouvoir s’immisce dans la vie d’une façon à la fois plus brutale et sournoise3.

L’exposition organisée par Michèle Thériault souligne la récurrence de certaines stratégies au sein de la pratique de Kolbowski et produit un nouveau commentaire sur la manière d’appréhender ces propositions complexes. La vidéo silencieuse de An Inadequate History of Conceptual Art, donnant à voir le mouvement des mains, entre en résonance avec la projection d’Hiroshima mon amour dépourvue de bande sonore. Dans les deux cas, la reconnaissance d’un écart précède l’appréhension des contenus narratifs ou documentaires. Ce vide devient une place vacante interpellant le spectateur. Or, celui-ci, lorsqu’il tente de l’occuper, perçoit également l’incomplétude de sa propre subjectivité. Contrairement à plusieurs artistes engagés prônant le didactisme, Kolbowski propose des objets au coefficient politique hybride, qui ne résorbent pas le manque et le désir.

1 «  Models of Intervention : A Discussion Between Michèle Thériault and Silvia Kolbowski », dans Silvia Kolbowski : Nothing and Everything = Rien et tout, sous la direction de Michèle Thériault, Montréal, Galerie Léonard et Bina Ellen, 2008, p. 52.

2 Sur cette œuvre, voir Bliss Cusa Lim, «  Remade in Silence : Silvia Kolbowski’s A Film Will Be Shown Without the Sound », Art Journal (automne 2007), p. 85-87.

3 Silvia Kolbowski : Nothing and Everything = Rien et tout, op. cit., p. 52.

Vincent Bonin est artiste et commissaire indépendant. Il vit à Montréal. Entre 2001 et 2007, il a occupé un poste d’archiviste à la fondation Daniel Langlois pour l’art, la science et la technologie. Récemment, il organisait une exposition en deux volets intitulée Protocoles documentaires pour la galerie Leonard et Bina Ellen de l’Université Concordia (Montréal).