[Automne 2009]
Extraites de la séquence originales des pages, ces planches mettent en juxtaposition des représentations de la guerre et de la culture qui devaient servir de ferment à la création d’une nouvelle identité paneuropéenne. Pour Boltanski, ces planches sont des documents plus qu’une œuvre. Ils ont été produits dans le cadre d’une série sur la production artistique de l’histoire, initiée par l’Institut d’histoire Max-Planck de Hanovre.
par Anne Bénichou
En 2004, le Max-Planck-Institut für Geschichte (Institut d’histoire Max Planck) dont les recherches portent sur les enjeux épistémologiques des disciplines historiques publie aux éditions Wallstein Signal. Christian Boltanski1. Ce livre s’inscrit dans la série Von der künstlerischen Produktion der Geschichte (Sur la production artistique de l’histoire), une réflexion que l’historien Bernhard Jussen mène sur les artistes contemporains dont la pratique interroge les méthodes et les récits des disciplines historiques : Jochen Gerz, Anne et Patrick Poirier, Hanne Darboven, Ferne Zwecke, Ulrike Grossarth, etc.
Jussen convia Boltanski à travailler à partir de l’édition française du magazine de propagande de l’Allemagne nazie, Signal, que l’artiste avait achetée dans un marché aux puces parisien. Produit par le haut commandement de la Wehrmacht (Forces armées du Troisième Reich) et édité par la Deutscher Verlag, sous le contrôle du ministère de la Propagande, Signal fut publié à 2 500 000 exemplaires toutes les deux semaines, entre avril 1940 et mars 1945. Traduit en quelque 25 langues, distribué et vendu dans presque tous les pays européens – à l’exception de l’Allemagne – qu’ils soient alliés, neutres ou occupés, le magazine se voulait le « journal de la nouvelle Europe » et cherchait à construire une identité paneuropéenne sous domination allemande pour l’après-guerre. Signal est emblématique du tournant que prend la propagande nazie au début des années quarante. Les propagandistes qui avaient vanté la supériorité du Troisième Reich et de la « race aryenne » à un public essentiellement allemand et germanophile devaient désormais transcender la nation, créer une connivence avec les populations des pays occupés et susciter l’adhésion des diverses nationalités à un projet commun. Un thème fédérateur apparut : la nouvelle Europe contre la terreur bolchevique2.
Bien que ces images soient décontextualisées et que leur rencontre relève du hasard, le choix judicieux des diptyques permet de mettre à nu la rhétorique et la symbolique de la propagande nazie.
Le succès étonnant du magazine, y compris dans les pays occupés (800 000 exemplaires étaient vendus en France ; l’Angleterre et les États-Unis recevaient l’édition anglaise), est dû à sa haute qualité éditoriale. Le premier éditeur de Signal, Harald Lechenperg, un pionnier du photojournalisme, avait dirigé le célèbre Berliner Illustrierten Zeitschrift. Il conçut la maquette de Signal en s’inspirant de ses principaux concurrents, le magazine français Match et l’hebdomadaire américain Life créés quelques années auparavant. Les techniques d’impression très sophistiquées, le papier luxueux, les pages couvertures et plusieurs doubles pages imprimées en couleurs, l’abondance des illustrations et des reportages photographiques réalisés par une équipe de photoreporters, les suppléments souvent en couleurs en faisaient l’un des produits journalistiques les plus modernes, capable de livrer une guerre de propagande féroce aux médias des pays adverses.
L’intervention de Boltanski sur les exemplaires de Signal est minimale et procède de « collages de hasard »3. L’artiste désagrafe les numéros et sélectionne des doubles pages en couleurs qui ne comportent pas de texte, ou très peu, et qui présentent deux images pleine page évoquant des univers contradictoires : la guerre, la technologie et l’industrie mili- taires, d’un côté; le divertissement, les sports et la nature, de l’autre. Les diptyques ainsi créés ne correspondent pas à la séquence des images dans la revue, mais à leur disposition sur les planches d’impression. Les violents contrastes iconographiques sont ainsi contrebalancés par l’unité chromatique des images. L’artiste tire parti des hasards engendrés par les procédés d’impression, techniques qu’il connaît très bien puisqu’il recourt régulièrement à l’imprimé et au livre d’artiste, depuis la fin des années soixante.
Bien que ces images soient décontextualisées et que leur rencontre relève du hasard, le choix judicieux des diptyques permet de mettre à nu la rhétorique et la symbolique de la propagande nazie. Elle n’en devient que plus lisible. La menace de la destruction est promesse de plénitude : un avion de la Wehrmacht survole la Grèce, tandis que trois jeunes femmes se prélassent sur un voilier, au large des côtes italiennes. Le travail collectif permet d’élaborer des technologies de pointe qui sont mises au service de la destruction et du divertissement de masse. La photographie de soldats qui entretiennent un Panzer, le tank de l’armée allemande, avoisine une image de l’acteur Hans Albers à califourchon sur un boulet de canon, tirée du film Münchhausen. Réalisé en 1943 et produit par les studios allemands UFA à l’occasion de leur vingt-cinquième anniversaire, Münchhausen constitue l’une des plus importantes productions cinématographiques de l’Allemagne nazie. Le film a bénéficié de budgets colossaux; il compte à son générique les acteurs les plus célèbres du Troisième Reich; les effets spéciaux sont nombreux; il exploite une technologie de film couleurs nouvelle à l’époque, l’Agfacolor. Dans un autre diptyque, et selon cette même rhétorique, des avions de combats Stukas tirant sur des chars soviétiques sont juxtaposés à une image du film musical La femme de mes rêves tourné en 1944 avec la célèbre Marika Rökk, également produit par la UFA en Agfacolor. Commandées et financées par le Ministre de la Propagande, Joseph Goebbels, ces superproductions légères et divertissantes visaient à affirmer la supériorité de l’industrie cinématographique allemande au monde entier, en particulier aux États-Unis et à Hollywood (dont les films en couleurs étaient tournés en Technicolor).
Comme le montre Otto Gerhard Oexle, ces associations iconographiques résument la conception de la propagande de Goebbels. Celui-ci considérait le divertissement comme un instrument politique essentiel4. Il y voyait un puissant outil de « manipulation des masses » et « une force décisive dans l’effort de guerre ». Il est « d’importance militaire, écrivait-il dans son journal, de garder le bon moral de notre peuple »5. Selon Jussen, les diptyques sélectionnés par Boltanski témoignent également du dilemme dans lequel les responsables de Signal se trouvaient, tiraillés entre les priorités de la Wehrmacht, l’armée et la guerre, et celles de Goebbels et de son ministère, les images de culture et de nature au détriment des sujets militaires6.
Boltanski ne considère pas les planches de Signal comme des œuvres à part entière. Ce sont plutôt des « documents » qu’il n’expose ni dans les musées, ni dans les galeries. Le livre Signal Christian Boltanski dans lequel elles sont reproduites en ouverture constitue à ses yeux un espace idéal de diffusion. Lors du symposium à l’Institut d’histoire Max Planck, à Göttingen, elles étaient certes encadrées et accrochées, mais à même les rayonnages de livres, dans la bibliothèque. En 2008, dans le cadre des rencontres d’artistes de l’École normale supérieure à Paris, les diptyques encadrés étaient déposés sur les tables de la bibliothèque, tandis que Boltanski et Jussen débattaient avec les étudiants du regard de l’artiste sur Signal7. À cette occasion, Boltanski précisa : « [ces planches] ne m’intéressent pas en tant qu’objets. [Elles] sont ici comme preuve de la réalité du non-collage », à cause des perforations laissées par les agrafes qui démontrent qu’il n’est pas l’au- teur des juxtapositions iconographiques. L’espace des diptyques est celui de l’imprimé (le livre, la bibliothèque), du discours et du débat historiographiques (les essais de la publication, les exposés et les questions des étudiants). Le Signal de Boltanski est une question posée aux historiens et à leurs productions discursives8.
Une seule fois, en 1993, l’artiste présente trois diptyques dans un contexte muséal, dans le cadre d’une installation intitulée Derrière les portes closes, au Museum Abteiberg à Mönchengladbach. Dans des locaux techniques adjacents aux salles d’exposition, Boltanski exhibe des œuvres de la collection issues de la période nazie et y joint trois diptyques de Signal. Les spectateurs pouvaient les apercevoir par les portes entrouvertes. Ces artefacts constituaient un sous-texte des expositions permanentes axées sur les avant-gardes européennes, une interrogation sur la façon dont les historiens d’art et les conservateurs de musées représentent la modernité artistique, et les oblitérations qu’ils opèrent. Il s’agit encore d’une question posée à l’Histoire.
La rencontre de la « guerre totale » et du divertissement, du dramatique et de l’insignifiant que propose Signal se retrouve dans plusieurs œuvres de l’artiste, en l’occurrence 6 septembres, un collage de soixante années d’actualités cinématographiques puis télévisées, considérablement accélérées, datées du jour de l’anniversaire de Boltanski. Dans le film qui en résulte, les drames humains et les nouvelles frivoles s’entremêlent. 6 septembres comme Signal parlent de la façon dont les images médiatiques et l’information nous « livrent le monde ». Quel entendement peut-on tirer de cette indifférenciation et de cet aplanissement ? Ces questions avaient été soulevées dès les années vingt par plusieurs intellectuels qui craignaient que l’abondance et la répétition des photographies dans les hebdomadaires n’annihilent les capacités mnémoniques et cognitives des lecteurs. Siegfried Kracauer, par exemple, assimilait cette diffusion massive d’images à une mémoire non sélective.
Que peut l’art face à ce phénomène ? Bien que Boltanski présente sa démarche comme une attitude de retrait, voire de renoncement – « une simple question sur la façon dont nous recevons le monde », dit-il – Signal et 6 septembres dépassent, il me semble, le seul constat. Ils opèrent une accentuation de la rhétorique des images, discrète mais suffisante pour solliciter le regard et les interrogations sur ce qui nous est donné à voir, dans les États totalitaires comme démocratiques. La polémique qui a récemment entouré l’exposition des photographies couleurs d’André Zucca à la Bibliothèque historique de la ville de Paris, Les Parisiens sous l’Occupation9, démontre la nécessité de poursuivre ce travail de décodage. Les organisateurs semblent avoir oublié que ces clichés d’un Paris joyeux et ensoleillé ne témoignaient pas tant de la vie quotidienne dans la Capitale occupée, mais participaient de la construction du mythe nazi de la nouvelle Europe par un photographe employé de Signal, généreusement fourni en pellicule inversible Agfacolor de 16 ASA… qui ne supporte que le beau temps.
2 Sur ce tournant de la propagande nazie, voir : Fabrice d’Almeida, Images et propagande, Florence, Caterman-Giunti, 1995, p. 107-110.
3 Christian Boltanski, Exposition-conférence de Christian Boltanski, organisée par Monique Canto-Sperber, Paris, École normale supérieure, 8 avril 2008. En ligne : http://www.diffusion.ens.fr/index.php?res=conf&idconf=1985# (Consulté le 8 juillet 2009) Tous les propos de Boltanski cités dans cet article proviennent de cette conférence.
4 Otto Gerhard Oexle, « Christian Boltanski : Memoria and Cultural Memory », dans Bernhard Jussen,>op.cit., p.83-101.
5 Joseph Goebbels, cité par Otto Gerhard Oexle, ibid., p. 98.
6 Bernhard Jussen, « Signal – An Introduction », dans Bernhard Jussen (dir.), op.t., p. 57.
7 Exposition-conférence de Christian Boltanski, op. cit.
8 On peut dès lors regretter la mise en vente d’une édition de cent facsimilés, signés par l’artiste, d’un des diptyques de Signal par la Galerie Serge Ziegler, en Suisse, le pays neutre dans lequel Signal fut le mieux distribué.
9 Les Parisiens sous l’Occupation. Photographies en couleurs d’André Zucca, Bibliothèque historique de la ville de Paris, 20 mars – 1er juillet 2008.
Explorant les thématiques de l’identité, de l’absence, du deuil et de l’anonymat, Christian Boltanski est particulièrement connu pour ses installations utilisant des photographies, objets ou des vêtements trouvés. Il a aussi plusieurs livres d’artiste à son actif dans lesquels il brouille la frontière entre le documentaire et le fictif, jouant sur les possibilités narratives qu’engendrent ses montages et juxtapositions d’images. Boltanski a participé à plusieurs reprises à la Documenta de Kassel, et son travail est collectionné par de nombreux musées dans le monde. Né en 1944 à Paris, il vit et travaille aujourd’hui à Malakoff en France. Il est représenté par la Marian Goodman Gallery à Paris et à New York.
Anne Bénichou est historienne et théoricienne de l’art contemporain. Ses travaux portent sur les archives, les formes mémorielles et les récits historiques issus des pratiques artistiques contemporaines et des institutions chargées de les préserver et de les diffuser. Elle s’intéresse également à la documentation et à la transmission des œuvres éphémères et évolutives. Elle publiera en 2010, aux Presses du réel, l’ouvrage collectif Ouvrir le document. Enjeux et pratiques de la documentation dans les arts visuels contemporains. Elle enseigne à l’Université du Québec à Montréal.