par Maxime Coulombe
En 2005, Koester se rend à Celafù, en Sicile, afin de retrouver la Villa Santa Barbara dont l’histoire a croisé celle de l’occultisme. Aleister Crowley, connu en Angleterre pour sa participation à des sociétés ésotériques, y tint au début des années 1920 une communauté retirée et versée dans la magie noire et la sexualité libre. Il rebaptisa la Villa d’un nom idoine : l’Abbaye de Thelema. Les rites d’initiation qui y eurent cours exigeaient d’éprouver le côté sombre de l’Éden en passant une nuit entière – vraisemblablement drogué à l’opium et au haschich – dans la Chambre des cauchemars, salle peinte de fresques représentant les enfers, mais aussi le ciel et la terre habités par des démons et des gobelins lubriques. La communauté fut fermée par Mussolini en 1923, après que la mort d’un de ses membres eut attiré l’attention des médias anglais. Retirée, la maison laissée à l’abandon fut progressivement rattrapée par le développement urbain.
Le projet de Koester, intitulé Morning of the Magicians, veille à documenter la recherche de cette maison, puis à rendre compte du travail du temps. Les fresques à demi-effacées, les traces sombres sur les murs, les pièces désertées indiquent, comme négativement, un passé qui subsiste. Le travail du temps donne à ce lieu une appa- rence presque entendue ou, mieux, une ressemblance attendue, pour reprendre la belle formule de Blanchot. Quel autre destin, en effet, pour un haut lieu de l’occultisme, que de voir sa ruine même le transfigurer en maison hantée ? Il faut porter attention à ce « devenir-hanté » de l’Abbaye, s’indique là l’un des paradigmes de la photographie de Koester. Car, au fond, qu’est-ce qu’une maison hantée, sinon un lieu portant le poids des événements s’y étant déroulés ?
Empesée d’occultisme et de son parfum suranné de fin de siècle, la notion de hantise prête certes à sourire, elle ne fait peut-être pourtant que dénommer cette capacité proprement humaine de faire perdurer le sens au-delà du sensible. Songeons seulement : un drame ne saurait se réduire à la matérialité, à la durée de son événementialité, il semble prendre racine dans l’espace, recouvrir longtemps les murs qui en furent badauds, résonner encore dans l’air. Pour témoins et victimes, une fois les éclats de verre de sécurité ramassés et le sable étendu sur le bitume envolé, un coin de rue semble longtemps porter les traces de la tragédie automobile qui s’y déroula. Pour un metteur en scène, un théâtre vide, son silence même, vibre parfois encore longtemps des émotions l’ayant agité.
On sait bien que le visible est tributaire des objets matériels qui le façonnent ; les objets disparus, les traces effacées, le visible meurt, voire s’oublie. Mais qu’en est-il de ce drame suintant encore de la chaussée, de cette émotion encore suspendue dans l’air du théâtre ? Quelle est la durée d’un phénomène qui ne saurait se réduire au visible, à sa matérialité et à sa contingence ?
Dans The Kant’s Walk (2005), Koester photographie le lieu où Kant prenait sa marche quotidienne. Dans une vie toute tournée vers la production philosophique, chaque journée de Kant était réglée comme du papier à musique. La marche du philosophe, prise en solitaire, à chaque jour identique, revêt donc un intérêt particulier, puisque qu’elle participait de sa production philosophique. Pour un individu qui n’a laissé aucun journal et qui souhaitait s’effacer derrière une œuvre, cette marche était donc, en un sens plein, philosophique.
La recherche de Koester vise à retrouver ce parcours historique. Sa petite enquête nous laisse cependant bien loin d’un quelconque sentier, bien loin donc d’une philosophie idéale, au creux d’une petite ville anciennement nommée Königsberg et connue désormais sous le nom de Kaliningrad, une ville défigurée par la Seconde Guerre mondiale, puis balafrée par un développement urbain désolant. Elle nous laisse malgré tout songer à l’épaisseur de temps ayant enterré les déambulations de Kant et, surtout, à ce que le philosophe pouvait tirer de ce paysage, aujourd’hui gagné par la plus navrante décrépitude industrielle. Quelque chose de Kant pourrait bien hanter encore ce décor et le regard n’est pas sans en chercher la trace.
Hanter les lieux, hanter les images
«Les événements n’occupent pas la surface, mais la hantent.»
– Gilles Deleuze1
La hantise fait d’un espace, simple moutonnement neutre du visible, un lieu, c’est-à-dire une région investie de sens et d’affects. Un lieu hanté porte la marque d’un événement qui ne cesse de per- durer et qui, même invisible, donne une présence à l’espace. Comme si quelque chose d’irrésolu dans l’événement – dût-il être depuis longtemps effacé – le traversait encore.
Il faut sans doute penser que ce qui hante n’est pas nécessairement, n’est pas seulement le tragique. La fatalité n’a pas seule le pouvoir d’ouvrir l’espace à la durée. Il semble au contraire que ce soit la densité particulière d’un événement qui le rend trop grand pour le lieu, pour l’espace qui le contient ; aussi en vient-il à faire du temps sa demeure. Au-delà de la matérialité du visible, l’événement distille encore ses effets, comme malgré ce visible. « I believe most human activities leave traces in space. In one way or another, spaces are transformed by human action, and in my work I am, if you like, ghost-hunting spaces », synthétise Koester.2
L’apparition vue par un seul n’est qu’hallucination ; elle demeure le vertige d’une subjectivité. La phénoménologie de la hantise implique bien – par un paradoxe qu’il nous faudra approfondir ailleurs – un regard partagé. Phénoménologie limite, elle nous place au cœur de la construction du sens, de ce moment où le sens se glisse dans les interstices de la représentation, voire du monde, pour l’animer.
En cela, rien n’est plus incertain que l’apparition d’un fantôme, cet anthropomorphisme de la hantise. Il semble ne se manifester qu’à ceux qui croient en lui, qu’à ceux qui prêtent foi aux capacités de survivance, à l’invisible de l’événement. Les lieux hantés ne deviennent fascinants – saisissement du regard, détour sur la route, prétexte d’une recherche, voire raison d’un voyage – qu’en ce qu’un individu sait tendre l’oreille, ouvrir l’œil. Il n’est de lieu hanté que dans la mesure où quelque curieux s’aventure à franchir la grille de ces endroits abandonnés, dévorés par l’oubli même.
Les œuvres de Koester sont dans l’attente de ces mêmes curieux, ceux que l’on nomme plus couramment, dans le milieu de l’art, des spectateurs. Voilà bien pourquoi, à l’instar de rumeurs entourant une maison hantée et offrant à celle-ci l’aura trouble qui conditionnera la perception, Koester nous lègue, en marge des photographies, quelques documents, traces d’époque ou pistes. Plans du parcours de Kant tracé sur cartes d’époque, textes retraçant l’historique de la communauté de Crowley, objets d’époque : autant de bribes d’informations qui muent le regard sur l’image en un étrange exercice de mémoire. Au spectateur de redonner vie à ce souvenir presque oublié, à le faire vivre à même la surface photographique.
La hantise, le fantôme a besoin d’un public pour exprimer sa phénoménologie. Voilà bien pourquoi la production de Koester n’est pas que la petite affaire privée d’un aventurier de l’invisible qui affiche à la cimaise des galeries les traces dérisoires, vidées, de ses improbables expéditions et espère que le spectateur se laisse fasciner par elles. Comme cet enfant qui souhaite attraper la flamme d’un briquet avec sa main. Comme cet enfant qui, la main brûlée mais close, l’ouvrirait soudainement, espérant recréer, au creux de sa paume, le feu.
Bien plutôt, la hantise est cette étrange sensation de brûlure. Aussi pour la recréer importe-t-il de reposer les conditions de possibilité de cette flamme, puis laisser le spectateur approcher la main. Koester ne fait que montrer, dans ce que d’aucuns ont considéré comme de la photographie conceptuelle, le chaos urbain de Kaliningrad ou encore les murs aveugles de la Villa Santa Barbara. Au spectateur d’envahir ces espaces d’affect, de désirs, de visions. Au spectateur de faire lever les fantômes.
Révéler la hantise
«[l]a plus exacte technique peut donner à ses productions une valeur magique qu’aucune image peinte ne saurait plus avoir à nos yeux»
– Walter Benjamin3
Dans Message from Andrée (2005), présenté au palais de Tokyo dans le cadre de l’exposition Cinq milliards d’années, Koester monte une vidéo tirée des photographies retrouvées de l’expédition au pôle Nord de l’explorateur Carl Auguste Andrée, en 1897. Parti en montgolfière, le groupe d’explorateurs s’écrasa tout près du cercle polaire. Sans moyen de rentrer et sans communication, l’expédition fut lentement décimée par le froid. Des années plus tard, des traces de cette funeste épopée furent retrouvées, dont des photo- graphies, mangées par le froid, à divers stades de dégradation. Ces images, une fois retravaillées, recadrées, « nettoyées », sont fréquemment présentées depuis les années 1940. Elles montrent les différentes étapes de l’expédition en ballon, les lieux de l’écrasement, le campement construit pour combattre le froid, le paysage aveugle.
Koester a pour sa part sélectionné les photographies les plus brutes, les moins montrées, celles qui furent les plus atteintes par la dégradation : images abstraites, couvertes de taches, de points blancs, de neige. Il les a montées en un film abstrait, mais constituant malgré tout les dernières traces de cette tragique expédition. Ces photographies, prises par des hommes sachant la mort imminente, sont des testaments, des adresses à un hypothétique regardeur. Derrière leur illisibilité brille la question brûlante « : que s’est-il passé ? ». Ces images abstraites fascinent en ce que l’événement qu’elles aspirent à indiquer ne saurait se résoudre à apparaître. Elles sont « The invisible index of things », comme le formule magnifiquement Koester.
Il semble au contraire que ce soit la densité particulière d’un événement qui le rend trop grand pour le lieu, pour l’espace qui le contient ; aussi en vient-il à faire du temps sa demeure
L’histoire du surnaturel est peuplée des machines les plus étranges, les plus saugrenues, les plus improbables. Elles visent à apercevoir, à révéler l’existence de l’invisible. Elles ont en commun de fonctionner sous le régime de la trace, de l’empreinte : machines complexes percevant d’infimes vibrations de l’éther, gramophones de souffles fantomatiques, électrogrammes de l’énergie ectoplasmique, mais surtout, et de façon constitutive, appareils photographiques.
La photographie aurait partie liée avec l’invisible. Elle serait le lieu, la surface par excellence où il apparaît. Depuis Balzac, on suspecte l’image photographique de faire bien plus que recopier la surface du visible, mais véritablement de le capter, de le prendre, de le capturer. Balzac croyait qu’à chaque prise photographique, l’image emportait, irrémédiablement, une part intangible du sujet photographié. Elle toucherait donc à un au-delà du visible et, en tant qu’instrument immobilisant le monde, elle arriverait à saisir l’évanescent.
Si le visible possède quelque complexité que l’œil humain ne saisit pourtant pas, si la photographie, immortalisant le visible, réalise une action dont l’œil est bien incapable, il est légitime que certains aient pu croire que l’invisible trouve dans l’image photographique son médium par excellence. Flottant sur la surface de l’image, le regard y croit, pour sa part, encore souvent. Superposant des épaisseurs de temps – celle de la prise, celle du regard et, dans le cas de Koester, celle de l’événement –, la photographie force à nous rappeler que le présent est une sédimentation de temporalités. Et en cela, la photographie, soulignant la coalescence des temporalités en nous les offrant à voir, ne tient pas uniquement à un « ça a été » barthésien pensé comme deuil et comme distanciation. Elle implique aussi, à même cette distanciation, une ouverture à ce qui demeure, à ce qui survit du passé. Autrement dit : à ce qui hante et donne au « ça a été » sa puissance d’affect.
Koester n’est qu’un modeste « chasseur de fantôme », de ces chasseurs qui, laissant les fusils à la maison, préfèrent prendre avec eux quelques amis et leur montrer ce moment simple, aussi simple que troublant, du surgissement. Ce bref moment où le visible frémit et où l’espace s’ouvre, où l’inattendu sort de l’ombre pour mieux, l’instant d’après, y replonger.
Tout juste sous la peau des photographies de Koester loge une épaisseur de temps enfouie qui, pourtant invisible, travaille la représentation. Ces images, et le régime du regard qu’elles proposent, nous rappellent que nous sommes bien loin d’en avoir fini avec la hantise.
3 Walter Benjamin, Petite histoire de la photographie, Oeuvres II, Paris, Gallimard, 2000, p. 300.
Historien de l’art et sociologue, Maxime Coulombe est professeur d’art contemporain à l’Université Laval. Il a récemment publié, aux Presses de l’Université Laval, Imaginer le posthumain : sociologie de l’art et archéologie d’un vertige.