[Automne 2009]
par Zoë Tousignant
Le « problème », semblerait-il, c’est que le Canada n’a pas engendré de personnalités de l’ordre de celles qui ont vu le jour notamment aux États-Unis, en Europe et en Russie. En clair, les Alfred Stieglitz, László Moholy-Nagy et Alexandre Rodtchenko – ces artistes qui ont eu une influence indéniable sur la forme et le caractère de l’histoire mondiale de la photographie moderne – ne sont pas nés ici et n’ont pas souvent visité le pays. De plus, les sources littéraires nous apprennent que les photographes canadiens qui avaient des aspirations artistiques travaillaient principalement dans les clubs de photographie qui tendaient à promouvoir une vision conservatrice des possibilités expressives du médium2. Aussi, dans les années 1920 et 1930, les photographes canadiens réalisaient-ils toujours des photos dans la veine pictorialiste du XIXe, alors qu’ailleurs, leurs collègues accueillaient à bras ouverts les possibilités créatives des nouvelles techniques photographiques. Néanmoins, on trouve l’esthétique ou le style de la photographie moderne dans les photos qui se rattachent à la culture populaire et sont reproduites en série, notamment celles des magazines.
Tout ouvrage sérieux sur l’histoire de la photographie au XXe siècle démontre clairement l’existence d’un rapport étroit entre la modernité et le type de photos reproduites en série dans les magazines. Grâce à un ensemble d’évolutions techniques et sociohistoriques – l’invention et l’utilisation courante de la similigravure et de la rotogravure comme procédés d’impression, la professionnalisation du photojournalisme et le perfectionnement des techniques publicitaires et du graphisme – l’industrie du magazine connaît une forte expansion entre les deux guerres partout en Occident. À compter des années 1920, les images tirées par des procédés photomécaniques deviennent un élément essentiel de la vie quotidienne et de la représentation du monde moderne. Et les artistes photographes de ce temps contribuent à ce nouveau phénomène et y réagissent en publiant leurs photos dans des magazines à grand tirage et en s’inspirant des images rattachées à la culture populaire ou en se les appropriant.
De fait, les points communs entre les œuvres des photographes modernes et les photos qui se rattachent à la culture populaire sont si nombreux qu’il est très difficile aujourd’hui de qualifier les unes d’« originaux » et les autres de « copies ». Bien que leurs intentions ne soient pas les mêmes, les photos prises par Charles Sheeler, Berenice Abbott, Walker Evans, Henri Cartier-Bresson, John Heartfield, Hannah Höch et, il va sans dire, celles que signent Stieglitz, Moholy-Nagy et Rodtchenko, accusent, en apparence du moins, une ressemblance frappante avec la foule de photos, souvent anonymes, reproduites dans les magazines de l’époque. Car, les unes comme les autres abordent les thèmes de la grandeur majestueuse de la ville moderne et des sites industriels; emploient des dispositifs stylistiques comme le recadrage serré et l’exagération des angles de prise de vue afin de donner au sujet un air d’étrangeté; participent de l’esthétique de la répétition d’un motif et de la fragmentation et font un usage généralisé du photomontage envisagé comme un moyen efficace de rendre la vie moderne. Perçue sous cet angle, la photographie moderne peut être appréhendée comme une manière de faire qui, en franchissant les frontières qui séparent l’art savant de l’art commercial, aboutit dans le domaine, sans hiérarchies ni restrictions, de la « culture visuelle ».
Dans les années 1930 et 1940, les magazines canadiens à grand tirage n’étaient pas insensibles à la montée du mouvement moderne en photographie. Des magazines de langue anglaise comme Maclean’s, The Canadian Magazine et Chatelaine, édités à Toronto et vendus à travers le pays par centaines de milliers, étaient remplis de photos qui empruntaient les thèmes et les dispositifs stylistiques déjà évoqués, comme l’étaient La Revue moderne, La Revue populaire et Le Samedi, leurs équivalents en langue française, édités à Montréal et distribués au Québec et dans les régions francophones du Canada et des États-Unis.
La maison Poirier, Bassette & Cie, l’éditeur du Samedi, de La Revue populaire et du Film, était à l’avant-garde de l’industrie du magazine au Québec. À ce titre, nous pouvons lui attribuer un rôle central dans la dissémination d’images rattachées à la culture populaire dans la province. Fondée à Montréal, en 1884, par Ferdinand Poirier et Joseph Bassette (et sise successivement rues Le Royer, Craig, Saint-Jacques, boulevard Saint-Laurent et rue de Bullion), la maison est d’abord une imprimerie et une entreprise de distribution. En 1889, elle commence à éditer Le Samedi, un hebdomadaire qui paraît jusqu’en 1963, et, en 1908, elle fait paraître La Revue populaire, un mensuel qui s’adresse surtout à un lectorat féminin3. En 1916, après la mort de Ferdinand Poirier, ses fils, Georges et Ferdinand, reprennent l’affaire. Ils poursuivent la publication des deux magazines et, en 1919, lancent Le Film, un mensuel consacré aux cinémas français et américain de l’époque et à leurs vedettes. À la fin des années 1930, on peut prendre un abonnement annuel aux trois magazines (c’est-à-dire à soixante-seize numéros) pour seulement cinq dollars. Les photos publiées dans ces magazines de grand format provenaient de sources locales et internationales. Le photojournaliste montréalais Conrad Poirier, qui passait pour excentrique et travaillait, entre autres, pour les quotidiens La Patrie et The Gazette, était le photographe officiel du Samedi. À ce titre, il a contribué à nombre de pages couvertures et de photoreportages4. Les autres collaborateurs montréalais étaient les photographes Mark Auger, Henri Paul et George Nakash (l’oncle de Yousuf Karsh). Aux côtés de leurs photos, paraissaient d’autres images puisées à des sources extérieures comme le Canadien Pacifique, Air Canada, Associated Screen News et Téléfrance. Mais le talentueux personnel de la rédaction montait et « re-contextualisait » ces images venues d’agences et de lieux divers selon des agencements cohérents.
la photographie […] en franchissant les frontières qui séparent l’art savant de l’art commercial, aboutit dans le domaine, sans hiérarchies ni restrictions, de la «culture visuelle»
De fait, le photomontage – c’est-à-dire le découpage et l’assemblage de photos diverses et, souvent, d’autres types d’images et de texte, pour créer des compositions inédites – était le principal mode de communication de magazines comme ceux qu’éditaient Poirier, Bassette & Cie. Il semble que l’essor de cette pratique ait été favorisé, avant tout, par le désir de porter un regard analytique sur le monde, de décomposer les événements en leurs parties constitutives afin de mieux les comprendre. En effet, nombre de photomontages articulent autour de cette approche les sujets dont ils traitent, surtout, dans Le Samedi et La Revue populaire. Qu’il s’agisse du fonctionnement de l’armée canadienne ou de la manière d’enrouler un turban pour femme, ces montages photographiques révèlent la « fabrication » ou les coulisses de la vie moderne. Tout en décomposant et en reconstruisant les événements et les actions, ces montages montrent donc les rouages de la vie moderne.
Pour célébrer son cinquantième anniversaire, Le Samedi fait un geste brillant : dans le numéro du 17 juin 1939, il publie, sur quatre pages, un photomontage autoréférentiel intitulé « Comment se fabrique Le Samedi » qui donne à voir chaque étape de la fabrication du magazine. Les photos, prises par Conrad Poirier, montrent chaque employé à son poste de travail. Le texte d’accompagnement explique que la fabrication du magazine est un travail d’équipe qui commence par une maquette conçue par la rédaction et se poursuit dans l’impression, la coupe des pages et le brochage. Le reportage présente le magazine lui-même comme le produit rationalisé d’une chaîne de montage techniquement avancée. En substance, « Comment se fabrique Le Samedi », un photomontage sur la fabrication d’un photomontage, est une publicité pour le magazine et une ode à la rationalité industrielle : son but est de forcer l’admiration autant que d’instruire.
Faisant œuvre de pionnière, Esther Trépanier, dans son ouvrage Peinture et modernité au Québec, 1919-1939, rend compte, de façon pénétrante, de l’apport de magazines comme Le Samedi et La Revue populaire au discours sur la modernité au Québec5. Ses analyses des critiques de Jean Chauvin, par exemple, parues dans La Revue populaire dans les années 1920, démontrent que la nature de l’art et sa fonction étaient débattues publiquement dans les pages de magazines à grand tirage et que, par conséquent, ces derniers ont joué un rôle capital dans l’évolution et la dissémination de l’idée même d’art moderne au Québec. Donc, de même que les magazines, au Québec, étaient une tribune sur laquelle les critiques d’art élaboraient leurs discours sur la modernité, ils étaient aussi une vitrine pour le style de la photographie moderne. Que le langage de la photographie moderne ait été employé de manière consciente ou non, il est, de fait, le langage visuel dominant qui représente l’expérience et les pratiques quotidiennes de la vie moderne.
Traduit par Monica Haim
2 Ann Thomas, «Between a Hard Edge and a Soft Curve: Modernism in Canadian Photography », The Journal of Canadian Art History/Annales d’histoire de l’art canadien, vol. XXI, no 1-2 (2000), p. 76.
3 En 1963, Le Samedi est remplacé par Le Nouveau Samedi. Ce dernier est édité à Montréal par Les Publications du Journal de Québec jusqu’en1981.
4 Pour le moment, un seul texte sur Conrad Poirier a été publié sous la forme d’une brochure coéditée par les Archives nationales du Québec, dépositaire des grandes archives du photographe, à l’occasion d’une exposition consacrée à ce dernier. Voir Le Montréal des années ’40 : vu par Conrad Poirier, photographe (1913-1968), Montréal, ministère des Affaires culturelles et Archives nationales du Québec, 1988. Toutefois, le photographe occupe une place assez importante dans l’ouvrage dirigé par Michel Lessard, Montréal au XXe siècle : regards de photographes, Montréal, Les Éditions de l’Homme,1995.
5 Esther Trépanier, Peinture et modernité au Québec, 1919-1939, Montréal, Éditions Nota bene, 1998.
Zoë Tousignant est doctorante en histoire de l’art à l’Université Concordia. Ses recherches portent sur la photographie moderne dans les magazines canadiens, de 1925 à 1945. Elle a publié des articles dans Ciel Variable et dans Archivaria et elle est l’auteure d’un essai sur Jules-Ernest Livernois publié dans le catalogue de l’exposition Québec, une ville et ses artistes, Musée national des beaux-arts du Québec, 2008.