[Automne 2009]
John K. Grande : Le thème du pouvoir de la nature est présent dans votre travail, comme dans vos photographies de l’inondation à la Nouvelle-Orléans. Il y a quelque chose d’ironique dans votre manière de montrer une civilisation bâtie envahie par la nature.
Robert Polidori : Si vous cherchez à savoir ce qui est canadien dans mon travail, je dirais que c’est une sorte de conscience singulière de l’objectivité, et également une tentative de ne pas exprimer d’opinion. J’aime proposer des vérités multiples et simultanées.
JG : Pas de vérité unique, autrement dit.
RP : Oui, je suis devenu un véritable polythéiste. Vingt pour cent de l’image va dans une direction comme si elle exprimait une certaine opinion, puis une autre partie part dans une autre direction, exprimant une autre opinion ; il s’agit là non pas de distance mais de chevauchement.
JG : Votre conception de la composition est influencée par votre expérience du cinéma alors que vous travailliez aux Anthology Film Archives dans les années 1970. Pouvez-vous nous parler de vos premiers projets à cet endroit?
RP : Je suis allé à New York où j’ai fait ma première année d’université, puis à Tampa, en Floride. Annette Michelson y était professeure invitée. Elle y a donné une conférence durant laquelle elle a présenté le film Wavelength de Michael Snow. Ce fut une expérience marquante. J’ai abandonné les études après cela. Je n’ai pas été renversé par le film, pas plus que je n’ai ressenti un nationalisme impérieux ou quelque chose du genre. Je ne savais pas vraiment que Michael était canadien. Mais ce fut un moment fondateur. Comme vous le savez, Wavelength est, en fait, un film sur la temporalité ou, comme le dit Michael Snow, « un monument au temps ». C’était non seulement une certaine manière de regarder, mais aussi de ressentir le temps. J’ai réalisé des films à la fin des années 1960 et au début des années 1970. À quoi ressemblaient-ils? Je dirais qu’ils étaient comme des poèmes lyriques. Ils se rapprochaient peut-être davantage des films de Jonas Mekas. Certains étaient brefs, d’autres faisaient quarante-cinq minutes. La durée m’importait peu.
JG : Et qu’est-ce qui vous a fait passer du cinéma à la photographie?
RP : J’ai opté pour la photographie en raison du livre intitulé L’Art de la mémoire de Frances Yates.
JG : Sur les anciens systèmes mnémoniques.
RP : Oui, sur les systèmes mnémoniques grec et romain.
JG : Yates décrit la manière dont le rhétoricien grec Cicéron explique ce processus à ses étudiants dans Ad Herennium (86-82 av. J.- C.) : « Afin de créer une série de lieux de mémoire, dit-il [Cicéron], il faut se rappeler un édifice, aussi spacieux et varié que possible, son avant-cour, son salon, ses chambres et ses parloirs, sans oublier les statues et autres ornements avec lesquels ces pièces sont décorées. Les images permettant de se rappeler le discours […] sont ensuite placées par l’imagination dans les lieux mémorisés de l’édifice. Puis, dès que le souvenir des faits demande à être ranimé, tous ces lieux sont visités à tour de rôle et les différents dépôts y sont réquisitionnés de leurs gardiens. Nous devons imaginer l’ancien orateur en train de se déplacer en imagination parmi ce que sa mémoire avait construit, prononçant son discours et puisant dans les lieux mémorisés les images qu’il y avait déposées. La méthode fait en sorte que les points sont mémorisés dans le bon ordre, puisque l’ordre est déterminé par la suite des lieux dans l’édifice. Les exemples donnés par Quintilien de l’ancre et de l’arme comme images peuvent suggérer qu’il avait à l’esprit un discours traitant à un certain moment d’un sujet naval (l’ancre) et à un autre d’opérations militaires (l’arme)1. » On pense à l’art de la mémoire en observant les corridors sur vos photographies de Versailles.
RP : Les étudiants en art de la mémoire devaient autrefois mémoriser ces pièces vides. À l’école pythagoricienne de Crotone en Calabre, les étudiants n’étaient pas autorisés à parler pendant les deux premières années et devaient mémoriser des pièces. Cela venait plutôt de ce côté. J’ai abandonné le cinéma parce que c’était trop dispendieux. Je considère maintenant le cinéma comme un privilège social. Je pense que tous les gens de la classe moyenne ont maintenant un appareil numérique, même en Inde; c’est presque devenu un droit de naissance. J’ai été influencé par ce livre et par l’observation de pièces appelées à devenir des métaphores de la mémoire.
JG : Et quand on regarde ces maisons et ces pièces de la Nouvelle-Orléans dans votre livre New Orleans after the Flood, nous nous trouvons devant des vie très intimes, un monde personnel retourné sens dessus dessous, les ravages du temps. Je pense à Byron et à Shelley – aux Romantiques – qui considéraient les ruines comme des métaphores de civilisations anciennes, évocatrices de vies depuis longtemps disparues. Il y a quelque chose en rapport avec Dieu, la main de Dieu, dans votre travail. Il y a également cet aspect du temps. Vos photos de la Nouvelle-Orléans ou du Liban présentent un aspect de cette métaphore temporelle qui peut être romantique ou tragique. Ce qui est ordinaire un jour peut devenir autre chose le lendemain… et que reste-t-il?
RP : Sur les photos de la Nouvelle-Orléans, les pièces ne sont pas des cadavres des gens; ce sont les exosquelettes d’une vie interrompue. Je crois que la plupart des gens qui ont habité ces pièces vivent encore aujourd’hui, qu’ils ont une nouvelle vie ailleurs. À la manière dont les serpents changent de peau, ce sont leurs exosquelettes qui sont ici visibles. Ce sont tous les indices qui sont restés de leurs trajectoires antérieures.
JG : Je crois que vos photographies prennent la forme d’un commentaire social et évoquent l’idée qu’un photographe peut influencer la société, même dans les médias. À simplement regarder l’une de vos images de La Havane, celle de l’ancienne maison de la comtesse avec ses murs maintenant réparés, recouverts de planchettes, j’ai vraiment l’impression d’un commentaire, d’une affirmation puissante, sur le colonialisme et la culture autochtone.
RP : En fait, on me qualifie souvent de photographe d’architecture. Je déteste cela. Il est vrai que je photographie des intérieurs et des édifices – donc, je ne dis pas que c’est complètement faux. Ce que je dis c’est que la photographie architecturale consiste fondamentalement à créer un produit visuel pour un architecte ou un promoteur. Je dis que je suis un photographe d’habitats. Je photographie la façon dont la société utilise et même transforme un espace. C’est ce qui m’intéresse. Je ne vous mentirai pas : j’ai fait de la photographie d’édifices pour gagner ma vie, mais ça ne m’intéresse pas.
Je crois que de penser qu’une image photographique peut changer le monde, c’est en exiger beaucoup, mais je crois qu’on peut certainement contribuer au changement.
JG : Vous avez dit qu’il n’existe pas de fiction plus étrange que la réalité. Vous avez tout à fait raison, si on en juge par le travail photographique que vous présentez au Musée d’art contemporain de Montréal. Ces images témoignent des changements en cours dans plusieurs lieux à travers le monde. Pensez-vous que la photographie peut exercer une influence dans une société remplie d’indications visuelles, où nous sommes constamment nourris d’éléments visuels?
RP : C’est une question ouverte. Cette situation s’est présentée il y a deux mois. J’ai des liens d’amitié avec Jeff Rosenheim, qui est conservateur de la photographie au Metropolitan Museum. J’adore le travail de Sebastião Salgado, sauf que je n’aime rien en noir et blanc, et rien en 35 mm. Je n’en apprécie pas la qualité technique. À mon avis, ce n’est pas assez précis, mais je pardonne à Salgado parce qu’il sait regarder et sait quelles images il doit prendre. Rosenheim est complètement en désaccord avec moi. Ce qu’il n’aime pas dans le travail de Salgado, c’est cette notion que la photographie peut sauver le monde. Je n’y avais jamais pensé de cette manière. Je crois que de penser qu’une image photographique peut changer le monde, c’est en exiger beaucoup, mais je crois qu’on peut certainement contribuer au changement.
JG : Vos travaux sont très terre-à-terre, pas du tout industriels en termes d’échelle, mais très humains. Ils révèlent des détails humains.
RP : Je crois que c’est parce que je vis à New York. C’est difficile d’y échapper. C’est probablement le manque de proximité entre les gens au Canada qui les rend plus distants. Les endroits où je choisis de vivre sont extrêmement urbains. Je recherche un équilibre. Si l’on est trop près et qu’on est soudainement trop influencé par son sujet, on manque d’objectivité, ce qui signifie que l’œuvre perd une certaine vérité.
JG : Est-ce que vous organisez vos photos ou y a-t-il une part accidentelle dans la manière dont vous pénétrez les scènes que vous saisissez.
RP : Qu’entendez-vous par « organiser »? J’utilise des trépieds et tout le reste.
JG : Comment organisez-vous l’image dans votre tête? S’agit-il de vous promener, de découvrir un endroit, de suivre une intuition?
RP : Quand j’étais à la Nouvelle-Orléans, ces espaces existaient partout. Je n’avais qu’à les repérer et à les photographier. Par contre, pour l’image de la maison de madame Faxas, qui apparaît sur la couverture de mon livre sur La Havane, c’est mon « chauffeur » qui me l’a indiquée. Un type très intelligent. Les Cubains sont futés. Il m’a dit : « Alors, vous aimez ce genre de truc. Vous devez voir la Casa de la Loca. » Et il m’a conduit là. Je ne dis pas que d’autres ne m’ont pas aidé. Tout relève d’un processus. Au fond, je déniche tous mes sujets. J’ai simplement du pif. Traduit par Colette Tougas
Dialogues in Diversity: Art from Marginal to Mainstream de John K. Grande a été par Pari Publishing (Italie) en 2007. Les volumes I et II (2008, 2009) d’Art Allsorts: Writings on Art & Artists sont maintenant disponibles (www.lulu.com). Stonehenge & Avebury, une collaboration avec l’artiste Arnold Shives, s’est récemment mérité un prix de l’Alcuin Society. John Grande est conservateur de l’événement Earth Art 2009 aux Royal Botanical Gardens à Hamilton (www.rbg.ca). www.grandescritique.com