[Automne 2009]
par Adam Carr
À première vue, Defile (2003), créé par Ron Terada, basé à Vancouver, ressemble à un magazine standard et présente toutes les caractéristiques habituelles d’une revue d’art. L’œuvre possède une couverture, un titre, un format classique de 8 pouces sur 11, et, de plus, le numéro de publication suggère d’autres parutions à venir. De même, d’après son contenu, on pourrait avec quelque raison la confondre avec l’une des nombreuses revues actuelles sur l’art : elle est remplie d’annonces publicitaires. Lorsqu’on feuillette des magazines d’art dans un kiosque à journaux, il est devenu difficile de découvrir où se situe leur contenu éditorial. Ce phénomène est dû notamment à la nécessité de recourir de plus en plus à la publicité pour finan- cer la production du magazine, rétribuer l’équipe de rédaction et ses contributeurs. Dans le cas de Defile, cependant, si l’on y regarde de plus près, il apparaît non seulement que l’espace publicitaire constitue l’intégralité de la revue, mais que la publicité, ou plus précisément l’idée de publicité, se trouve être le sujet principal et le champ d’exploration de l’œuvre. Chacune des pages de Defile représente la couverture d’une revue d’art. Mais c’est la seconde partie de l’œuvre – existant littéralement en dehors du magazine – qui permet de comprendre son mode de fonctionnement et révèle, par la même occasion, sa simplicité conceptuelle. Dans son entreprise, Tereda posait comme condition que chaque revue annoncée dans Defile insère en échange, dans l’un de ses numéros, la couverture de Defile en tant que publicité. Le marché proposé par l’artiste obtint la participation de magazines comme Art Forum, Afterall, Flash Art ou Parkett, et séduisit jusqu’à des publications de renommée internationale telles que Canadian Art, Camera Austria, et C Magazine.
Cette démarche de Terada s’inscrit, consciemment ou non, dans une tradition spécifique du magazine vu comme lieu d’expression artistique, dont l’on relève en particulier quelques précédents intéressants. L’une des premières occurrences de la rencontre entre l’art et le magazine, ou avec la page imprimée et publiée, est La révolution surréaliste, d’André Breton, chef de file du mouvement du même nom, qui en fit paraître le premier numéro en 1924. Publié sporadiquement entre 1930 et 1934, le magazine était véritablement révolutionnaire et frôlait régulièrement le scandale, à l’image de tout le surréalisme. Dans chacun des 12 numéros qui virent le jour, la revue était considérée comme un moyen privilégié de témoigner des réalisations les plus audacieuses du surréalisme, diffusant des textes et des reproductions d’œuvres d’art. Une poignée de magazines surréalistes apparurent peu après, notamment Acéphale et Documents. Quelque trente ans plus tard, on retrouve un exemple de magazine comme lieu d’exploration artistique avec le fameux bulletin Art & Project, publié entre 1968 et 1989 par Adriaan van Ravesteijn et Geert van Beijeren, directeurs de la galerie éponyme à Amsterdam.
Dans le cas de Defile, […] il apparaît non seulement que l’espace publicitaire constitue l’intégralité de la revue, mais que la publicité, ou plus précisément l’idée de publicité, se trouve être le sujet principal et le champ d’exploration de l’œuvre.
Art & Project servait initialement à présenter les expositions à venir, mais évolua bientôt vers une forme d’expérimentation artistique. Le magazine attira l’attention des artistes conceptuels, qui formaient à l’époque un groupe s’élargissant rapidement. Cet intérêt était dû entre autres au fait que le magazine représentait un moyen non traditionnel de transmettre des idées et de les mettre en pratique; il existait déjà en tant qu’objet reconnu et intégré à la vie quotidienne – des systèmes que les créateurs de l’art conceptuel recherchaient particulièrement – et sa distribution offrait aux artistes un public varié sur une vaste échelle. Parmi les 156 bulletins parus, on trouve entre autres le numéro créé par Sol Le Witt, qui déconstruisit le format standard de 4 feuilles A4 pour les replier en 48 rectangles, ou celui de Daniel Buren, entièrement transparent; un autre encore accueillait l’œuvre de Robert Barry Closed Gallery. Dans son ensemble, le magazine contribua à modifier la perception de ce que l’art pouvait être ou devenir, et ouvrit de nouveaux territoires à la démarche de création.
Si le magazine conçu comme œuvre d’art a fourni à Terada un point de départ pour la création de Defile, plus significatif encore est le système établi par l’artiste, dans lequel le magazine est à la fois le moyen et le support de son action. Ce mode d’échange et de relation implicite entre deux sujets revient de façon récurrente dans l’œuvre de Terada : c’est, en réalité, le principe qui guide et nourrit sa démarche. Cette orchestration, cette chorégraphie d’une situation pré-existante – ou, plus exactement, la transposition de ses éléments, en retenant leurs caractéristiques essentielles et en les retravaillant – se remarquait déjà chez des artistes comme Michael Asher, Hans Haacke, Daniel Buren, Dan Graham, Louise Lawler et, plus récemment, Maria Eichhorn. Pour Asher, dont la pratique impliquait de faire disparaître ou de remplacer certains éléments de la galerie, de l’institution ou du musée – murs, radiateurs, voire tout l’espace d’exposition –, son « emploi spécifique d’éléments de présentation isolés révélait leur existence et leur fonction en tant qu’outils de médiation à part entière. »1
Cette description est particulièrement pertinente dans le cas de Defile, et le même concept est sousjacent à toute l’œuvre de Terada. En 2002, pour sa deuxième exposition solo chez Catriona Jeffries, galerie qui le représente à Vancouver, Terada installait un panneau routier grandeur nature, Entering City of Vancouver (2002) dans la vitrine de la galerie : c’était le seul élément exposé, visible en tout temps depuis l’extérieur de la galerie par les passants. You Have Left The American Sector (2005), une autre de ses œuvres reprenant un panneau routier, illustre encore un acte de transposition simple, cette fois dans le cadre d’une structure narrative beaucoup plus vaste. Le panneau, qui annonçait dans les deux langues : « Vous êtes sortis du secteur américain », devait à l’origine être exposé dans l’espace public de la ville de Windsor, en Ontario, mais il fut retiré peu de temps après son installation, pour des raisons politiques. Avec d’autres créations, Terada reprenait des éléments préexistants pour les dissimuler ou les camoufler dans le matériel d’exposition, ou les détourner de ses fonctions. Ainsi The Show Will Be Open When the Show Will Be Closed (2006 & 2006) existait en 2 versions: la réalisation de la carte d’invitation et le guide de l’exposition du même nom, de même que The Idea of North (2007). Ces créations, comme Defile, transformaient la documentation de l’exposition en œuvre d’art.
Parallèlement aux œuvres que nous venons de citer, une réalisation de Terada intitulée simplement Catalogue (2003), sans doute celle qui s’apparente le plus à Defile, nous permet d’approfondir notre interprétation. Basé sur une entente qui mettait en relation plusieurs sujets, Catalogue était l’aboutissement d’un système instauré par l’artiste pour donner lieu à un échange. Le principe était le suivant : Terada autorisait dix grandes sociétés et dix-huit commanditaires privés à utiliser toutes les salles de la Contemporary Art Gallery de Vancouver en tant qu’espace publicitaire. Le résultat constituait l’exposition solo de Terada dans son intégralité; rien d’autre n’était présenté. Il y manquait cependant un élément crucial : l’objet d’art – le catalogue de l’exposition – financé par les 28 commenditaires en contrepartie de leur affichage publicitaire dans la galerie. Certes élaboré et réalisé avec des moyens luxueux, il gardait toutes les apparences d’une monographie classique : textes, reproductions d’œuvres d’art, etc. – mais son statut avait changé de statut. Catalogue accomplissait ce qui est magistralement implicite dans Defile : un élément banal et secondaire se trouvait habilement élevé au rang d’œuvre d’art à part entière, sans jamais vraiment perdre sa forme première.
Il est intéressant de noter que la création de Defile a récemment connu un nouvel épisode. Terada ouvre au public la structure apparemment hermétique de son œuvre, en proposant aux amateurs de participer au processus créatif de Have You Seen This Kitten? (2008). Fonctionnant comme une extension de Defile, l’œuvre consiste en une affiche qui représente la photographie du chaton figurant en couverture de Defile, et invite le public à retrouver les 21 exemplaires des magazines qui, en participant au programme d’échange, ont permis la création du magazine et constituent son contenu. Les personnes ayant relevé le défi devront alors photographier la pile de magazines ainsi obtenue et poster cette photo à la galerie qui représente Terada à Vancouver. Le texte de l’affiche précise que l’artiste signera la photographie, authentifiant ainsi la collection de magazines comme œuvre d’art. Loin d’être une histoire terminée, Defile est inopinément devenu un récit à suivre, un jeu qui se poursuit – et surtout c’est à vous, cette fois, d’en créer le prochain épisode.
Traduit par Emmanuelle Bouet.
Particulièrement intéressé par la rhétorique des signes, notamment ceux employés par le système institutionnel de l’art, Ron Terada produit depuis les années 1990 des œuvres conceptuelles qui en interrogent les paramètres, détournant tantôt la fonction du catalogue, tantôt celle de la signalétique, des brochures et des affiches d’exposition. Sa prochaine exposition aura lieu en 2010 à la Ikon Gallery, à Birmingham au Royaume-Uni. Né en 1969 à Vancouver, Ron Terada vit et travaille toujours dans cette ville. Il est représenté par Catriona Jeffries à Vancouver.
Adam Carr est commissaire d’exposition et critique d’art indépendant à Londres.