[Été 2010]
Voir «le cadre qui nous aveugle» 1
par Amish Morrell
Dans son essai Devant la douleur des autres, Susan Sontag dépeint comme étant la première représentation détaillée et crue de la guerre une série de quatre-vingt-trois gravures à l’eau-forte, intitulée Les désastres de la guerre et exécutée par le peintre et graveur espagnol Francisco Goya entre 1810 et 1820. Comprenant des scènes d’exécution, de combats de civils assaillis par des soldats, montrant des blessures, de famines, les planches rendent compte de façon troublante et choquante de la guerre de 1808-1814 entre l’Espagne, la France, l’Angleterre et le Portugal. Sontag écrit qu’avec cette œuvre « un nouveau modèle de sensibilité à la douleur fait son entrée dans l’art » 2. Accompagnées de titres soulignant les atrocités de la guerre, les images, note-t-elle, sont destinées à susciter une réaction morale. Les sujets représentés rendent leur sens apparemment irréfutable, et ces gravures font partie de ce qui est devenu une longue pratique dans l’utilisation des images de guerre à des fins particulières : évoquer l’horreur, pousser à l’action, chercher un soutien. Dans War at a Distance, Blake Fitzpatrick, Karyn Sandlos et Roger Simon évitent délibérément de présenter la brutalité de tels sujets. Juxtaposant des œuvres réalisées par des journalistes, des artistes, des illustrateurs et des soldats, ils provoquent plutôt une autre forme de réflexion en détournant la contemplation de leurs sujets vers les dispositifs d’encadrement.
Dans la série photographique Citizen + Soldier, de Suzanne Opton, on voit des citoyens irakiens et des soldats américains absorbés dans leurs pensées, fuyant le regard de la photographe. Agrandies afin d’accentuer les détails tels que les pores ou les plis de la peau et la texture de la chevelure des sujets, les photographies d’Opton créent une sensation physique de proximité et d’intimité. Sans autre contexte – les images sont cadrées afin d’éluder les signifiants identitaires et les indices suggérant l’environnement – elles apparaissent politiquement neutres, et néanmoins chargées d’affects. Elles prennent un autre sens, toutefois, lorsque juxtaposées aux témoignages des sujets concernant la guerre en Irak. Ce couplage offre des aperçus de grande valeur en ce qui concerne la capacité de l’image à rendre accessible l’expérience d’autrui face à ces événements. Les photographies représentent une expérience de la guerre tout en étant également incapables de la révéler. Assemblées avec ces témoignages, elles manifestent les structures mêmes de la médiation dans laquelle la guerre s’éprouve.
La critique de la représentation qui cherche à déterminer, chez le regardeur, une compréhension de la guerre tombe dans plusieurs vastes catégories, l’image jouant dans chacune d’elles un rôle particulier entre celui-ci et le sujet photographié. Premièrement, les images font souvent partie du dispositif même de la guerre. Un film de Harun Farocki, également titré War at a Distance (2003), décrit le rôle des technologies d’imagerie permettant de combattre à distance, telles que les caméras vidéo placées dans les missiles de croisière qui peuvent ainsi atteindre précisément leurs cibles. Cela n’est pas différent de la situation dégradante observée à la prison d’Abou Ghraib où des gardes ont pris et fait circuler des photographies de prisonniers, forcés d’accomplir des actes sexuels, en les menaçant d’envoyer ces images à leurs familles afin de prolonger davantage leur humiliation. Ici, la production et la circulation de ces images fonctionnent comme un mécanisme de torture étatique. Une seconde critique réside dans le fait qu’il est tout simplement impossible de représenter certaines expériences : un trauma, la souffrance et la mort. Il s’agit d’un problème inhérent à la photographie elle-même, en ce qu’elle semble montrer que l’inconnaissable peut être connu. Avec l’effet que la vision répétée d’images de désastre et de souffrance atténue l’empathie du regardeur et accentue sa tolérance à voir des atrocités. Bien qu’elles semblent nous rapprocher de la guerre, ces représentations nous éloignent en fait des événements représentés.
Parmi les images de l’exposition War at a Distance, on ne trouve pas de photographies de morts. Peu d’œuvres représentent la guerre en utilisant les médias ou les techniques traditionnels du documentaire. Le meilleur exemple est Afghanimation, une vidéo de Allyson Mitchell dans laquelle l’artiste superpose des objets domestiques tissés, comme des couvertures en macramé, avec des tapis de guerre afghans et des quotidiens couvrant le conflit, dans un montage qui intègre également des expressions comme « tapis de bombes3». Tout en décrivant la guerre, l’œuvre de Mitchell fait aussi référence au monde domestique. Tandis que Afghanimation attire l’attention sur le langage et les mots que l’on trouve simultanément dans les domaines militaire et domestique, l’œuvre de Graeme Smith, Talking to the Taliban, intègre une voix rarement entendue et qui offre un point de vue tant de l’intérieur que de l’extérieur du reportage journalistique traditionnel. Dans cette section d’un projet pour le Globe and Mail, des intervieweurs ont posé une série de vingt questions à des talibans, allant de « Combien de temps allez-vous combattre les non-musulmans ? » à « Connaissez-vous Bush ? » en passant par « Qui est Stephen Harper ? » Les réponses aux questions de Smith sont étranges, et souvent imprévues. Les questions comme les réponses soulèvent d’importantes critiques sur le rôle de la propagande – comment le langage et l’idéologie structurent notre connaissance de ces événements – mais ils offrent également un espace pour réfléchir à ce qui n’est pas connu et, dans quelques-unes, à ce qui n’est pas vu.
Parmi les œuvres qui décrivent la guerre de la façon la plus traditionnelle, on trouve les images photojournalistiques de Louie Palu représentant des événements quotidiens de la vie des soldats en garnison en Afghanistan, couplées avec des enregistrements sonores provenant des champs de bataille; et les dessins de Richard Johnson, Postings from Afghanistan, publiés dans The National Post. La bande sonore qui accompagne les photographies de Palu prolonge le lien du regardeur avec ces images en créant un lieu de rencontre avec leurs sujets qui n’est pas simplement visuel ou passager, mais auditif et réflexif. Les croquis de Johnson, sous forme de notes de journal et d’observations, invitent de façon similaire à l’introspection. Ses dessins ressemblent à certaines photographies des guerres d’antan – celles réalisées par le photographe britannique Roger Fenton en 1855 pendant la guerre de Crimée – en ce qu’elles montrent ce qui est périphérique aux événements de la bataille : soldats qui font le pied de grue, portraits d’officiers, machinerie militaire, édifices. À l’instar des photographies de Fenton, dont le temps prolongé d’exposition est dicté par la technologie de l’époque, les dessins de Johnson servent, comme le notent les commissaires, « à ralentir le temps ». Mais aussi ils « laissent voir des pauses dans la conduite de la guerre – des moments de rencontre entre les soldats canadiens, avec l’environnement et les citoyens afghans »4. Ces œuvres non photographiques majeures – dessins et bande sonore – envahissent les sens autrement, et exigent une autre qualité d’attention. Une considération similaire est de mise pour une seconde installation sonore qui diffuse des épisodes de l’émission radio Afghanada, en ondes sur la chaîne CBC en 2006 et 2007 5. Dramatisation de la vie de plusieurs soldats canadiens postés en Afghanistan, ces épisodes présentent un contrepoint fictionnel à l’autorité journalistique des images de Palu. On y entend des personnages canadiens parler avec divers accents régionaux et leurs histoires deviennent un palimpseste du Canada et de l’Afghanistan, évoquant ainsi un espace faisant appel à l’imaginaire de l’écouteur qui s’identifie aux protagonistes. L’inclusion de cette installation dans l’exposition met à l’avant-plan le rôle de la fiction comme dispositif d’encadrement.
L’utilisation de plusieurs types de médias apparaît cruciale quant aux questions explorées par ce projet. Plusieurs moniteurs présentent, diffusées par YouTube, des vidéos réalisées par des soldats qui avaient fixé des caméras sur leurs casques. Des images saccadées de basse résolution les montrent dévalant le long d’une route dans la pluie et la neige fondue, des coups de feu se font entendre et un troupeau de moutons se dispersent. En comparaison avec les images de Farocki issues de caméras guidées par des missiles de croisière et dirigées par des soldats assis dans une salle de contrôle, les combattants, ici, transportent les caméras et les spectateurs de YouTube les suivent lorsqu’ils affrontent leurs ennemis. De telles vidéos, distribuées de telle façon, s’offrent à un public de masse, et la bande peut être rejouée à l’infini. Cette répétition se réfléchit dans l’arrière-fond de l’installation Watching the War, de Francesco Simeti, qui consiste en papier peint composé d’images de bombardements pendant la guerre en Irak. Dans cette installation, la guerre devient jolie et banale, sans impact.
La question de l’esthétisation de la guerre se pose davantage et, peut-être, de manière d’autant plus explicite dans The Quick and the Dead, de Stephen Andrews. L’artiste a réalisé une série d’images en frottant des crayons cyan, magenta, jaune et noir sur du papier parchemin, recréant ainsi des séquences vidéo du bombardement d’un convoi américain en Irak. Elles sont présentées à la fois comme une série d’estampes et comme une animation vidéo. Ces images ne suscitent pas l’horreur, mais une impression de beauté. Par la répétition du frottement des crayons, Andrews réduit l’image à ses éléments les plus formels pour après la reconstruire avec des effets réalistes. Bien que ces œuvres interrogent la façon dont les médias façonnent la compréhension collective d’un désastre, ce qui apparaît déroutant à leur propos, c’est leur esthétisme même – on ne peut s’empêcher de les trouver belles – et comment cette beauté devient troublante par juxtaposition avec les horreurs qu’elles décrivent. Dans Frames of War, Judith Butler écrit « La circulation illimitée de l’image permet à l’événement de se poursuivre »6. Selon elle, l’événement continue de se répéter à travers la photographie. La magnifique répétition en jeu dans les images d’Andrews met en scène une trahison des sens, trahison qui, par la suite, s’expose par l’animation.
(…) ces œuvres interrogent la façon dont les médias façonnent la compréhension collective d’un désastre, ce qui apparaît déroutant à leur propos, c’est leur esthétisme même (…) et comment cette beauté devient troublante par juxtaposition avec les horreurs qu’elles décrivent.
Quoique l’événement puisse se répéter, comme pour les sujets des images d’Opton, pris dans la remémoration de la guerre en Irak, il reste physiquement inaccessible si l’on en prend connaissance uniquement par des photographies. Une des intentions des commissaires de ce projet consiste à favoriser une réflexion sur notre compréhension de la guerre vue à distance, soit par l’intermédiaire de textes visuels et de bandes sonores. Mais ce n’est ni la guerre ni la mort que nous cherchons à comprendre. Il s’agit plutôt de comprendre comment les choses deviennent connues, comment celles-ci sont décrites et structurées, et comment elles sont complices de ce qu’elles décrivent. Butler remarque que « d’apprendre à voir cette structure qui nous cache ce que l’on voit n’est pas chose facile »7. Grâce à cette juxtaposition d’œuvres, l’exposition tente de nous faire comprendre comment nous comprenons ce que nous ne pouvons voir.
Traduit par Jacques Perron
1 Judith Butler, The Frames of War, Londre, Verso, 2009, p. 100. War at a Distance, exposition à la Gallery TPW, présente des œuvres de Stephen Andrews, Richard Johnson, Allyson Mitchell, Suzanne Opton, Louie Palu, Francesco Simeti et Graeme Smith.
2 Susan Sontag, Devant la douleur des autres, Paris, Christian Bourgois, 2003, p. 53.
3 Les bombes à sous-munitions sont des armes à fragmentations regroupées dans un conteneur et qui, larguées des airs ou lancées à même le sol, sont censées se déployer et exploser à l’impact tel un « tapis de bombes », dans le but de maîtriser une zone de combat. http://www.regardcritique.ulaval.ca/numeros_anterieurs/octobre_
2008/l_interdiction_des_bombes_a_sousmunitions_un_processus_explosif_parseme_d_embuches/ (référence du 6 mars 2010) (N.d.T.).
4 Blake Fitzpatrick, Karyn Sandlos et Roger I. Simon, essai des commissaires, War at a Distance: Visual Culture and the Framing of Public Conversations about Canadian Forces in Afghanistan, Toronto, Gallery TPW, 2009, p. 4.
5 Pour plus d’informations sur ce projet, voir : http://www.cbc.ca/afghanada/
6 Judith Butler, op. cit., p. 86.
7 Ibid., p. 100.
Tous professeurs spécialisés dans les domaines des médias, de la photographie et de l’enseignement, les commissaires Blake Fitzpatrick, qui est également photographe, Karyn Sandlos et Roger I. Simon sont respectivement affiliés à l’Université Ryerson (Toronto), à la School of the Art Institute (Chicago) et à l’Université de Toronto. Un symposium portant sur « les pratiques documentaires, la culture visuelle et le débat public en relation aux conflits militaires », était également présenté à l’Université Ryerson en complément de l’exposition.
Amish Morrell est directeur de la publication C Magazine, une revue trimestrielle consacrée à l’art contemporain international. Il possède un doctorat en études culturelles et en éducation de l’université de Toronto et il écrit pour des revues telles Art Book, Canadian Art, Ciel variable et Prefix Photo. Il enseigne la culture visuelle, l’histoire de la photographie, l’art et l’activisme, les études en mémoire culturelle à l’université de Toronto et à l’Ontario College of Art and Design.