Donigan Cumming, Kincora – Matthieu Brouillard

[Automne 2010]


Kincora
Cinémathèque québécoise, Montréal
Du 18 février au 18 avril 2010

C’est avec une application et une rigueur exemplaires que Donigan Cumming a su, depuis ses premières œuvres des années 1980 qui entendaient déconstruire le projet documentaire et dévoiler sa part de refoulé, jusqu’à ses angoissants collages des dernières années qui se tiennent sur le seuil mélancolique de la dissolution, corrompre les formes figées de la vérité et du sens, pour entreprendre ce qu’on pourrait qualifier de voyage au cœur de l’immonde. L’art radical de Cumming, qui possède cette faculté rare de redéfinir les contours propres à chaque étape de son développement, échappant par là à toute catégorisation facile, pourrait néanmoins se laisser répartir suivant trois grands moments, dont rendaient compte la petite exposition rétrospective que la Cinémathèque québécoise a consacrée au travail de l’artiste en montrant des extraits de ses divers corpus photographiques.

Dans un premier temps de son œuvre, dont est née l’épique série intitulée La Réalité et le Dessein dans la Photo documentaire, Cumming divulgue, et non sans une verve et un humour noir inouïs, ce que le programme photographique naturaliste-documentaire, en bon enfant des Lumières, avec son objectif de saisie transparente du réel, a éludé : le regard même dans sa dimension pulsionnelle. Ce regard qui fouille la chair du réel et la souille de ses tentacules visqueux, qui mortifie la substance vivante en la subordonnant à la contrainte du réseau signifiant et engendre en son sein ce qu’on appelle la « réalité ». Ce regard primordial plein de voracité, que toute photographie fatalement redouble, Cumming, par un singulier et savant travail de mise en scène (en faisant prendre des poses légèrement décalées du niveau « normal » de la réalité à ses sujets, etc.), le rend manifeste, l’inscrit comme objet dans l’image et, surtout, matérialise l’obscène jouissance dont il se soutient.

Le regard cruel de Cumming délie le corps de la réalité pour le relier autrement, en déchire les membres pour les reconnecter en d’infinies variations, à la manière d’une sorte de « simulateur de réalité » qui aurait déraillé de son programme et produirait passionnément des mondes au hasard, pour les redéfaire aussitôt. En résultent de déconcertants petits tableaux qu’on pourrait qualifier d’antiréalistes (mais qui ne sont pas pour autant surréels), et dont les effets déréalisants et dé-psychologisants ne sont pas sans rappeler ces insolites visions décrites par Descartes lorsque, en proie au doute absolu, les passants à sa fenêtre lui apparaissaient comme « des spectres ou des hommes feints qui ne se remuent que par ressorts1 ». Ces photographies posent avec une intensité sans pareille la question même de l’humain, de la possibilité éthique : si rien n’est vrai ni réel, qui sont ces gens sur ces images? Où se trouve le noyau de leur être? Et de quoi peuvent-ils à ce point souffrir… ?

Dans un second moment de son œuvre, dont est notamment issue la série Pretty Ribbons, Cumming aborde une autre facette du problème de la saisie du réel en s’attardant cette fois non pas au regard en tant que tel, mais sur ce que celui-ci, inévitablement, doit laisser hors cadre, repousser dans les marges afin d’instaurer la réalité, et dont l’apparition fortuite dans le spectacle du monde correspond précisément à ce que l’âge classique appelait le monstrueux. C’est ici tout l’intérêt de Cumming pour les formes de laideur et de déformations corporelles, pour les destins marqués par le déséquilibre, la déchéance et la mort, pour tous ces excès physiologiques et existentiels qui font en sorte que les cadres se défont. Mais ce qui, à mon sens, trouble et inquiète encore davantage dans ces images, c’est que les êtres abjects et agonisants, les rejetés du circuit symbolique qu’elles mettent en scène, semblent dans l’ontologie de Cumming, non pas coupés du réel, mais, bien au contraire, au plus près de celui-ci dans sa densité substantielle pénétrée de souffrance et de jouissance à l’état pur – une dimension de l’existence que nous rend le plus souvent inaccessible notre pâle condition subjective.

Puis, dans un dernier temps de son parcours, Cumming s’aventure plus avant dans l’espace du monstrueux en mettant en scène la décomposition généralisée du corps, celui de ses modèles comme celui son œuvre, nous laissant aux prises avec l’enflure étouffante d’un réel qui ne se laisse plus résorber dans un quelconque récit pacifiant. L’imposante mosaïque intitulée Lying Quiet, caractéristique de cette approche et qu’incluait l’exposition à la Cinémathèque, nous confronte à un montage plus ou moins aléatoire2 de fragments visuels extraits des archives vidéo de Cumming, en majorité de vils bouts de corps plaqués côte à côte comme autant d’ordures désormais privées de support symbolique, rejets putrides de l’œuvre qu’on aurait crevée tel un abcès. Tout se passe, ici, comme si l’image devenait tombeau, et les blocs visuels qui la composent autant de muettes reliques qui tiennent lieu de l’infigurable, nous ouvrent à cette dimension de l’immonde dont Bataille disait qu’elle relève paradoxalement du sacré.

Donigan Cumming, à l’instar de ces maîtres de la défiguration que sont Artaud, Beckett, Ensor, Nauman et d’autres encore, dissèque le corps mort de la représentation, le fait fermenter, en expose l’humus récalcitrant, libère les exhalaisons vives de la matière.

1 René Descartes, Méditations métaphysiques (1641), Paris, PUF, 1956, p. 42.2 Des 143 heures qui composent ses archives vidéo, Cumming a extrait une image à intervalles de 17 minutes 7 secondes, pour retenir ensuite 149 images des 500 ainsi obtenues.

 
Né en 1976 à Montréal, Matthieu Brouillard est essentiellement photographe. Son travail a été présenté dans le cadre d’expositions et au sein de publications au Canada comme en Europe. En 2010, il sera chargé d’enseignement au département d’histoire de l’art de l’université de Zurich, Suisse.

 
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