[Automne 2010]
Women Without Men
Un film de Shirin Neshat et Shoja Azari, 2009
Coproduction Allemagne / Autriche / France
Le travail de Shirin Neshat est reconnu pour la richesse des questionnements qu’il soulève à propos des relations se tissant entre l’individu et son environnement familial, religieux, politique et culturel. Une réflexion de cette nature était déjà bien présente dans Women of Allah (1993-1997), série photographique qui a permis à l’artiste iranienne de faire sa marque sur la scène internationale de l’art contemporain. Avec Women Without Men, Neshat persiste à interroger les thèmes qui lui sont chers, mais cette fois en explorant un nouveau médium, celui du cinéma.
Dans une entrevue publiée en 2006, Neshat évoque la méconnaissance dont fait preuve l’Occident à l’égard de l’Iran1. Elle déplore tout particulièrement l’image de soumission accolée presque systématiquement aux femmes iraniennes. Elle affirme que contrairement aux idées reçues, le féminisme est bien vivant dans son pays natal. La lutte pour l’affirmation y engendre, selon l’artiste, une nécessaire inventivité de la part de celles qui veulent prendre la parole, générant des formes de féminisme adaptées à la conjoncture iranienne, par ailleurs bien différentes de celles en place à l’Ouest.
Women Without Men explore, à l’aide de quatre personnages féminins, le désir de liberté individuelle. Le scénario, écrit par Shirin Neshat et Shoja Azari, est inspiré d’un roman de Shahrnush Parsipur publié dans les années 1990. L’écrivaine y faisait le récit d’épisodes de la vie de cinq femmes de Téhéran, lors du coup d’État de 1953 qui a renversé le premier ministre Mohammad Mossadegh. Bien qu’ayant des passés fort différents et des aspirations éloignées, toutes ces femmes sont liées par la volonté commune de prendre leur destinée en main. Neshat avait initialement conçu une série de cinq vidéos indépendantes – Mahdokht (2004), Zarin (2005), Munis, Faezeh et Farokh Legha (2008) – correspondant aux cinq personnages imaginés par leur auteure. Motivée par le désir de conjuguer son propos artistique aux nécessités cinématographiques, Neshat a choisi d’explorer autrement l’histoire et de faire se rencontrer sur grand écran quatre des femmes. Étant donné son caractère largement fantastique, elle a préféré mettre à l’écart la figure de Mahdokht, plus ardue à intégrer à l’ensemble du long métrage. L’œuvre débute donc avec Munis qui fait office de guide en assurant la narration. Les actions militantes de cette jeune femme permettent de faire le portrait des bouleversements politiques de 1953, tout en assurant un lien avec les récits plus intimes des trois autres personnages. Plus attachée à la tradition, son amie Faezeh aspire davantage à épouser l’homme qu’elle aime et à fonder une famille. Son rêve prend fin alors qu’elle est victime d’un viol. Sous le poids de la honte, elle quitte la ville et trouve asile dans une maison de campagne appartenant à Farokh Legha, une quinquagénaire amoureuse de culture qui désire refaire sa vie. Zarin s’y était réfugiée quelque temps auparavant, après avoir fui Téhéran et la vie de prostituée qu’elle y menait depuis l’enfance. Elles choisissent de vivre ensemble hors des règles sociales et du regard masculin.
Le film est construit en contrepoint, privilégiant un travail des oppositions tant dans le propos que dans l’effet visuel. « Comme dans le roman de Parsipur, tout ce que j’ai toujours fait relève de croisements d’éléments opposés: personnel/social, général/particulier, spirituel/violent, masculin/féminin. L’ensemble de mon travail est fait de contraires et de comparaisons. »2 Ainsi, la maison de campagne semble reposer paisiblement au cœur d’un environnement vaste et riche d’une végétation luxuriante. L’atmosphère qui y règne glisse même dans le féerique par moments, suggérant un rapport direct avec le caractère fantasmatique du jardin d’Éden. En contraste, il se dégage une grande austérité de la ville où tous les espaces semblent cloisonnés. À lui seul, le traitement particulièrement soigné de la lumière et des costumes véhicule cette bipolarité. La facture esthétique remarquable rappelle la démarche photographique de Neshat. Le rapport au corps qu’elle a su cultiver par le passé est encore bien présent et posé avec une grande acuité. L’artiste persiste à interroger le motif du corps féminin comme lieu d’inscription des souffrances et d’expression identitaire. Les corps objets d’abus et de viols de Zarin et de Faezeh sont montrés comme des territoires fragilisés par l’intrusion d’autrui, agissant ainsi comme miroir du pays victime du coup d’État orchestré par cet Autre occidental les États-Unis et la Grande-Bretagne.
Les histoires de ces quatre femmes permettent d’esquisser un magnifique portrait politique de l’Iran et du quotidien de Téhéran. Toutefois, situé à mi-chemin entre un monde réel, voire aride, et un univers énigmatique et métaphorique, le récit intrigue. L’œuvre de Neshat, plus près de l’esthétique que du document, montre combien l’artiste a su créer son propre langage et tenter de nuancer à sa façon notre regard sur l’Iran.
1 Lila Azam Zanganeh, « Women Without Men : A Conversation with Shirin Neshat », My sister, guard your veil, my brother, guard your eyes : uncensored Iranian voices, Boston, Beacon Press, 2006.2 Eleanor Heartney, « Shirin Neshat: An interview », Art in America, vol. 97, no 6, juin 2009, p. 155. Traduction de l’auteure.
Mylène Joly complète actuellement une maîtrise en étude des arts à l’Université du Québec à Montréal. Ses recherches portent sur la quête identitaire dans les arts visuels et la danse contemporaine.