Alain Pratte, Histoires – Mona Hakim, Mille déplacements

[Hiver 2011]

Depuis 1973, Alain Pratte a réalisé de nombreux projets photographiques parmi lesquels plusieurs ont fait l’objet d’expositions au Canada et à l’étranger, notamment en France et au Venezuela. Son travail témoigne du temps qui passe, de la pérennité ou de la fugacité des choses, des destins prévisibles et des ambitions illusoires… Alain Pratte œuvre également dans le milieu du cinéma, entre autres comme rédacteur et conseiller à la scénarisation. Il vit et travaille à Montréal.


par Mona Hakim

Mona Hakim : Ton récent projet photographique s’intitule Histoires. À quoi ces bribes de récits nous convient-elles ?
Alain Pratte : Les images d’Histoires relatent un voyage. Un voyage fait de mille déplacements dans un lieu connu : Montréal. Un voyage aussi qui se passe dans la tête, un voyage qu’on pourrait qualifier d’intérieur, c’est-à-dire qu’il est la conséquence d’états d’âme, d’hypothèses, d’élans de curiosité, de tensions critiques…
Si le projet s’intitule Histoires, c’est parce que toute chose porte en soi une charge narrative et que l’agencement et la sélection des images produit un nouvel espace, géographique et mental, qui rappelle les lieux connus, mais qui n’est au bout du compte qu’une invention, une mise en scène. Les images de la série montrent des lieux, des choses, des situations particulières, décontextualisées puis recontextualisées, insérées dans un contexte qui, en définitive, est une pure invention.

MH : La notion de mystère, voire même d’intrigue, a toujours été plus ou moins présente dans tes projets antérieurs. N’est-elle pas plus accentuée ici ?
AP : Histoires ressemble un peu à ces films noirs des années 1940 et 1950. Des ambiances, des lieux, des décors où des actions sont possibles, où des mystères pèsent, où des drames peuvent se mettre en place, où des intrigues peuvent se nouer. Tout se passe dans la latence, dans la suggestion. En cela, cette série est construite dans l’esprit d’À rebours, une vidéo que j’ai réalisée en 2003 à l’aide de négatifs trouvés. La série Histoires montre elle aussi des parcelles de réalité. Chaque image de cette réalité appartient cependant à un triple univers : celui du réel, celui des perceptions et celui d’une construction que je propose. Entraîné dans une suite de chocs plus ou moins infimes, le spectateur est confronté à un monde tout aussi familier qu’insaisissable. Des images en apparence anodines pourront prendre une dimension dramatique ou insolite du simple fait qu’un mystère les entoure. Photos d’objets, de lieux, de traces, de personnes ou de bêtes, ces images font déambuler le regard dans un espace à la fois fictif et documentaire qui rappelle à certains égards le récit de voyage, le roman d’aventures ou le jeu de pistes.

MH : Quel lien fais-tu entre cet apport du narratif dans ton travail et ta vision de la photographie en général ?
AP : La photographie peut être beaucoup de choses. Pour ma part, j’ai toujours pensé qu’elle était un médium problématique, un médium si simpliste qu’il a fini par m’apparaître très compliqué. La photographie ne rend jamais compte de toute la réalité, elle permet d’en isoler des éléments et de les magnifier. De là, nous avons le choix de faire des images documentaires ou décoratives. Ou les deux à la fois. Nous pouvons aussi mettre en scène des situations fictives et les photographier, mais pour moi ce n’est déjà plus de la photographie mais du théâtre photographié.
Un ensemble d’images juxtaposées me montrant des tranches de réel et rien d’autre me laisse généralement sur ma faim. C’est vrai que le médium est un peu handicapé, un peu déficient si on le compare au cinéma ou à la littérature. C’est sans doute pourquoi tant de photographes optent pour une approche esthétisante de l’image, l’important n’étant pas alors de chercher dans la photographie ce qui lui fait défaut mais d’exploiter ce qui en fait la singularité : sa capacité à produire des images fixes qui peuvent devenir marquantes ou mémorables si certaines conditions sont réunies.
La photographie, contrairement au cinéma, permet de stopper l’écoulement du temps et de voir en simultané des moments différents de la vie. Elle permet donc une mise en scène temporelle du monde. Pensons à une séquence de deux images montrant un avant et un après. En montrant ces deux moments d’une chose, d’un être ou d’un lieu, c’est tout l’espace temporel entre les deux instants qui est évoqué. Déjà, dans cette construction simple, très simple, une forme narrative s’organise.
Les photographes qui travaillent par séries appliquent plus ou moins consciemment cette idée d’un dialogue entre les images. Mais ce dialogue se résume souvent à des affinités esthétiques ou à une unité de sujet. Or, mon postulat est le suivant : une image qui a du sens dans un certain contexte peut être soustraite à ce contexte et insérée dans un autre qu’elle enrichira ou non suivant ses qualités particulières.
Quand je vois une exposition de photographie, je ne cherche pas à voir des images, à comprendre leur sens et à apprécier leurs qualités esthétiques; je cherche plutôt à comprendre dans quel espace particulier l’ensemble de ces images m’entraîne. Si l’ensemble me renvoie simplement au réel qu’il représente, j’ai l’impression que la trame narrative est ou déficiente ou absente. Nous sommes trop bombardés d’images du réel pour que ce seul apport soit d’un intérêt autre que celui du constat, un constat renforcé par un effet de redondance. L’apport du narratif permet d’échapper aux ennuyeuses tautologies.

MH : À certains égards, la photographie sérielle, par le biais du jeu des associations, entretient des liens avec la dynamique psychique. Cette donnée pourrait répondre à cet « espace particulier » dont tu fais mention. Quelle importance accordes-tu à la notion d’inconscient ou au travail de la mémoire ?
AP : Le conscient, l’inconscient…, ce sont des notions qui ne me préoccupent pas vraiment. Ma démarche ne se veut pas introspective. Généralement, ce genre de tour autour de soi m’ennuie un peu. Ce qui m’intéresse, c’est de voir quelle résonance peut se dégager d’une image ou d’un ensemble d’images assemblées dans un certain ordre et d’une certaine manière.
Ce qui a une résonance pour moi est peut-être sans effet pour quelqu’un d’autre. C’est un pari à faire. Et comme cet « espace particulier » se forme en se construisant, il vient un moment où je ne sais plus si c’est l’espace lui-même qui impose ses images ou bien si c’est moi, le photographe, qui les impose à l’espace anticipé. J’ai une manière de regarder ce qui m’entoure. C’est ce que je propose finalement. Toute chose représentée trouvera un écho dans la mémoire de celui qui regarde. Un écho déformé suivant la personnalité et le vécu de chacun.

MH : Quelle est ta méthode de travail ?
AP : Le travail implique plusieurs étapes successives ou simultanées, de la prise de vue à la réalisation d’un corpus. Mais si on considère l’aspect prise de vue uniquement, la méthode est relativement simple. Il faut d’abord préciser que chaque projet nécessite un certain cadre formel et qu’une fois ce cadre établi, la réalité visible se lit autrement. Chaque projet commande également un état d’esprit qui s’enrichit de lectures, de discussions et de déambulations.
Ma méthode ? Chercher en toute occasion des images qui viendraient enrichir le corpus, le dynamiser, l’infléchir… Une journée sans produire d’images est une journée perdue, dirais-je presque. Donc, tous les jours je cherche des images. C’est un peu comme aller à la pêche, comme partir en expédition. Parfois j’espérais trouver et je ne trouve pas; je rentre bredouille. Et d’autres fois, je trouve ce que je n’espérais pas trouver. Ce que je n’avais pas encore imaginé.
Établir le corpus est une étape délicate, bien entendu. J’étale mes photos et j’essaie de me laisser guider par ce qui se tisse entre elles. Parfois il y a de l’humour, parfois de l’amertume. Bien souvent de l’ironie. Il faut que mes séries soient suffisamment fortes pour qu’une histoire puisse s’y glisser et suffisamment souples pour que plusieurs histoires puissent s’y croiser.

MH : Tu mentionnes la nécessité d’un certain cadre formel préalable à ton projet. Cela m’amène à souligner la structure formelle de ton projet final, construite de manière très méthodique, pour ne pas dire disciplinée : regroupements identiques d’images (même nombre, même format), parenté formelle entre certains motifs iconographiques, etc. Succédant à tes déambulations, sur quoi repose cette logique formelle ?
AP : Je crois que c’est dans une certaine unité formelle que les images sont lisibles. Dans la sobriété aussi. Ici, les images sont simples, cela leur donne une lisibilité instantanée. Des images trop chargées ne feraient qu’entraver les interactions formelles et gêner les possibilités de lecture. Dans un ensemble d’images, une logique interne doit s’imposer. Une logique qui combine à la fois des éléments dits esthétiques et d’autres qui sont de l’ordre du sens.
Les formes évoquent souvent des réalités qui n’ont rien à voir avec les objets photographiés. Les objets eux-mêmes, dans leur nature platement prosaïque, rappellent souvent des choses qui n’ont rien à voir avec leur sens premier. Ce sont ces représentations superposées qui sont convoquées dans les images et qui les rendent équivoques. Et cette ambiguïté possible est au cœur du projet et en constitue l’enjeu. Sans une logique formelle constitutive, ce projet ne pourrait fonctionner.
Quant aux regroupements, le pari géométrique vise à offrir un cadre de lecture au rythme régulier. La disparité des formats donnerait plutôt une impression de fouillis que de construction réfléchie. Aussi, d’avoir une grande image flanquée de plus petites permet une lecture sérielle des planches; les grandes images dominent et, du même coup, rejettent les petites au second plan; on comprend dès lors qu’elles sont l’épine dorsale d’un ensemble plus vaste.

Depuis 1973, Alain Pratte a réalisé de nombreux projets photographiques parmi lesquels plusieurs ont fait l’objet d’expositions au Canada et à l’étranger, notamment en France et au Venezuela. Son travail témoigne du temps qui passe, de la pérennité ou de la fugacité des choses, des destins prévisibles et des ambitions illusoires… Alain Pratte œuvre également dans le milieu du cinéma, entre autres comme rédacteur et conseiller à la scénarisation. Il vit et travaille à Montréal.

Mona Hakim est commissaire, historienne et critique d’art. Elle est l’auteure de plusieurs opuscules, monographies d’artistes et textes de catalogue, et a une prédilection pour la photographie. Elle enseigne l’histoire de l’art et de la photographie au Cégep André-Laurendeau (Montréal).

 
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