Jocelyne Alloucherie, Climats – René Viau

[Hiver 2011]


Jocelyne Alloucherie
Climats
Carleton University Art Gallery, Ottawa
Du 7 septembre au 24 octobre 2010

Je ne parle pas des expositions en galerie. Il y avait longtemps qu’un musée ou un centre d’exposition à Montréal n’avait pas présenté une exposition aussi importante de Jocelyne Alloucherie. Récemment l’artiste a pourtant été l’objet d’innombrables présentations en France – et même au Grand Palais à Paris – et en Italie. Dernière en date, Lames avait lieu off Biennale à Venise en 2009 au Palazzo Brandolini Rota. Cette discrétion est peut-être symptomatique d’un certain monolithisme qui pousserait sur la scène montréalaise critiques et conservateurs à inscrire leurs choix sous un même dénominateur à variable sociologique : être « jeune » et émergent ! Invitant l’artiste à investir franchement l’espace de sa galerie, Diana Nemiroff réfute, en guise de bénéfice collatéral, toute fracture générationnelle.

Ici à travers ces paysages, c’est aussi une certaine idée de la nordicité qui est convoquée. Nous sommes immergés dans une installation tenant minutieusement compte des caractéristiques de l’espace d’accueil dont l’éclairage, plus éclatant, plus indirect, a dû être modifié. Entre ces trois œuvres, mais aussi entre chacune de leurs composantes, des liens se créent, des rythmes s’orchestrent. Cette cohérence introduit la notion de cycle comme on le dit d’une suite d’œuvres musicales.

Terre de brumes (2010) comprend une quinzaine de photographies d’un iceberg prises à Terre-Neuve par l’artiste à bord d’un petit bateau. Devant ces impressions au jet d’encre, des structures de bois peint à la caséine avec des plaques de verres ajourées forment sur plus de 15 mètres un déambulatoire évoquant la muraille de l’iceberg. Comme pour contredire cet effet, les photos grand format se collent à la texture de ces murs de glace qui baignent dans un halo de brouillard. L’iceberg devient quelque chose d’intime.

Terre de sang (2010) se compose aussi de structures verticales et horizontales et de 10 impressions au jet d’encre. On pense à des orages ou à des tempêtes. À la fois photos et dessins numériques, ces images nuageuses affichent une gamme de noirs et de gris associée à des tracés de sable rougeoyants. Provenant de la Côte-Nord, ce sable est soufflé sur une épreuve à la gélatine argentique. Propulsé par déplacement d’air, le dessin éphémère de l’artiste est passé au numériseur de grand format. Proche de l’action painting, le procédé met l’accent sur la charge du corps qui balaie la surface. Terre de neige (2010) emploie du sable blanc et, pour la dernière image, du sable noir.

Mettant en exergue la place du spectateur, Alloucherie « cadre » comme à son habitude ses photos accrochées au mur par une succession de volumes en U. Cet emboîtement désaxé défragmente l’espace. Sinuant parmi les photographies et les volumes, nous naviguons quelque part entre le discontinu et le recentrage. Partant de cette volonté de déstabilisation physique, Alloucherie secoue très vite les limites non seulement spatiales mais aussi sensorielles et même mentales de ce point de départ issu du minimalisme pour enraciner sa subtile et inventive méditation sur d’autres fronts.

Le dispositif génère ainsi par contamination un faisceau de suggestions contradictoires. Comme en réponse à l’incertitude de cette dynamique, la photo viendrait afficher l’artificialité de son présupposé de réalité. « Alloucherie, écrit en présentation Diana Nemiroff, teste l’élasticité de la photographie et en élargit le pouvoir expressif par des moyens élémentaires. »

Le document brut est ainsi l’enjeu d’une série d’altérations et de transformations alors que les éléments architecturaux lui confèrent une monumentalité, une nouvelle assise. Ces photos sont tout autant tributaires des gestes de la main et du corps que de la fixité de leur enregistrement mécanique. Le choix de l’iceberg et la façon même dont l’artiste a capté son sujet fait référence à la tradition du XIXe siècle de la photographie d’exploration qui repoussait les frontières du monde connu en convertissant en clichés ses confins.

Ces déplacements à travers l’alignement subtilement non linéaire des structures. Les différents angles qui s’interposent devant la photo. La multiplicité des séquences à l’intérieur d’une même œuvre. La volonté de se situer entre « l’ici et maintenant » du dispositif et «l’ailleurs » de l’image photographique. La façon dont ces photos sont façonnées par le corps à la manière de dessins. Le rapport qu’elles entretiennent entre l’abstrait et le documentaire… Ce n’est pas tant que le spectateur pourrait louvoyer à travers ces seuils, ces tensions, certains de ces paradoxes comme si des énergies opposées se donnaient rendez-vous à tour de rôle. Il s’agit davantage de coalescence persuasive et de pratiques de fusion. Cette stratégie renvoie à la fois à l’incapacité manifeste du regard à saisir la nature mais aussi à l’ambition de vouloir tout de même traduire l’aspect indéfinissable de notre relation à un lieu. Et ce, comme l’indique Diana Nemiroff, « avec tout ce que cela suppose de va-et-vient entre espace ouvert et monde intime, entre perception immédiate et mémoire ».

Devant ces œuvres envoûtantes, nous sommes un peu comme devant un jardin zen aussi construit sur la promesse que l’agencement de ses roches et de ses tracés dans le sable pourrait refléter notre rapport à la nature et au monde.

René Viau est journaliste et critique d’art. Il a collaboré à de nombreuses publications en France et au Québec. Il a réalisé avec Jocelyne Alloucherie un entretien publié dans la monographie Œuvres choisies 2004-2009. Silvana Editoriale, Milan (2009).

 
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