Anne-Marie Ninacs : À propos de Lucidité. Vues de l’intérieur – Jacques Doyon

[Printemps/Été 2011]

Anne-Marie Ninacs est la commissaire invitée pour la réalisation du prochain Mois de la Photo à Montréal, qui aura lieu du 8 septembre au 9 octobre 2011, sous le thème Lucidité. Vues de l’intérieur. Chercheure et commissaire indépendante, Anne-Marie Ninacs a occupé le poste de conservatrice de l’art actuel au Musée national des beaux-arts du Québec, de 2002 à 2006, où elle a entre autres signé les expositions Massimo Guerrera. Darboral, L’emploi du temps, Avancer dans le brouillard et Chimère/Shimmer. Elle a également été commissaire de l’exposition Alain Paiement. Le monde en chantier à la Galerie de l’UQAM (2002) et responsable, avec Patrice Loubier, de la programmation Les commensaux au Centre des arts actuels SKOL de Montréal (2000-2001). En 2005, elle recevait le Prix Reconnaissance de l’UQAM pour son engagement dans le milieu artistique québécois. Anne-Marie Ninacs poursuit actuellement un doctorat en histoire de l’art à l’Université de Montréal.


par Jacques Doyon

Jacques Doyon : Je retiens de ta présentation de la thématique du prochain MPM l’existence d’une polarisation initiale qui permet de délimiter le territoire de l’investigation que tu te proposes d’opérer. Ce qui t’intéresse au premier plan relèverait d’une dimension introspective, fondée non pas tant sur l’expression que sur la transformation de soi. Cette lucidité intérieure s’opposerait en quelque sorte à un regard plus distancié et analytique sur les réalités du monde, les responsabilités sociales des individus et même des nations. La frontière entre l’objectivité et la subjectivité étant cependant bien ténue, l’objectivité de la photographie ayant été souvent mise en question, comment cette dimension d’intériorité se traduit-elle dans les œuvres que tu as retenues, que ce soit sur le plan des enjeux évoqués ou dans leur traitement, et en quoi se différencie-t-elle d’approches plus distanciées?
Anne-Marie Ninacs : Ta question demande de reprendre les choses d’un peu plus loin et de commencer par situer Lucidité. Vues de l’intérieur dans la perspective de ma démarche de commissaire. Mes projets concernent presque systématiquement des questions essentielles à la vie humaine (À quoi employons-nous notre temps? Comment habiter le mouvement? Qu’est-ce que l’identité? Notre réel est-il fait d’illusions? etc.) et le sujet y occupe donc une place centrale. L’expérience subjective du monde est le territoire auquel je retourne encore et encore, la topographie qu’il m’intéresse d’explorer. Dans ce contexte, les œuvres d’art sont, bien plus que les illustrations d’un thème que j’aurais choisi, des occasions réelles de méditation sur des questions philosophiques avec lesquelles je suis aux prises. Je les vois pour moi-même comme des « outils d’existence » et c’est à ce titre que je cherche à les présenter au public. Je pense qu’on peut apprendre à vivre des œuvres d’art – de certaines du moins – et ce seul rapport sujet-objet complexifie la polarisation que tu évoques. Pendant longtemps, j’ai pensé que tout était irrémédiablement soumis à notre subjectivité et que l’objectivité n’existait pas, sinon comme une fiction rassurante. Aujourd’hui, l’« intérieur» du titre de l’événement me sert à faire image et à indiquer rapidement le territoire qu’il m’intéresse d’interroger, mais il ne faut pas y voir une telle simplification. J’observe plutôt ces jours-ci combien l’intérieur et l’extérieur sont des vases communicants : notre relation au monde matériel, dont nous sommes partie intégrante, est d’une si grande intensité que notre psyché est meublée d’objets et d’images qui s’y réorganisent constamment et donnent lieu en retour aux nouveaux objets, images, gestes que nous créons et ajoutons au monde matériel. C’est comme une respiration et cela se produit des milliers de fois par jour.

C’est précisément parce que je suis curieuse de cette articulation entre extérieur et intérieur que je prépare ce Mois de la Photo à Montréal. Il me semble en effet que, dans nos réflexions obsessives sur l’état du monde et la responsabilité citoyenne qui nous font nous sentir lucides, les conflits, abus de pouvoir, idéaux inatteignables et pollutions qui se jouent au sein même notre corps et de notre esprit et qui sont responsables de nos infinies réactions inconscientes demeurent complètement inexplorés alors même qu’une partie des solutions à nos problèmes globaux se trouve dans notre capacité à reconnaître en nous ces micro-conflits et éventuelle- ment à les apaiser. Ce n’est donc pas tant une opposition au travail à contenu socio-politique que j’appelle, qu’un relais ou un prolongement des questions qu’il soulève : il ne suffit pas à mes yeux d’être conscients des problèmes qui nous entourent et de les regretter, il faut arriver à prendre conscience de la façon dont nous y sommes liés et cela commence par avoir le courage de se regarder pour qui l’on est. La photographie, parce qu’elle est à la fois très objective (par sa mécanique) et très subjective (par le regard), parce qu’elle a à voir avec la lumière aussi, me paraissait une discipline privilégiée pour aborder ces questions. La subjectivité du photographe n’est pas ici l’enjeu (la photo est aussi subjective que tout ce que nous faisons), je souhaitais plutôt rassembler des démarches photo- graphiques ou vidéographiques qui se penchent d’une manière ou d’une autre sur la conscience humaine.

JD : Voilà qui pose clairement les enjeux de ta démarche. Peut-être pourrais-tu concrétiser ces questionnements en évoquant tout de suite des œuvres sélectionnées pour l’exposition ? Ces œuvres relèveraient de chacun des axes du découpage que tu esquisses dans ta présentation de la thématique : des photographies où prédomine un mode introspectif et d’autres travaux, de nature plus conceptuelle et philosophique, qui permettent d’entrevoir les « principales forces et causes qui sont au fondement de l’expérience humaine ».
AMN : Plus j’approfondis ma recherche et ma réflexion sur les œuvres que j’ai sélectionnées, plus je me rends compte que ce premier découpage ne tient pas vraiment et que même les artistes les plus conceptuels sont complètement engagés dans une aventure artistique qui vise à les trans­former par l’expérience. Certains d’entre eux sont très explicites à ce sujet et je ne m’y attendais pas. Il y a quand même des esthé­tiques et des approches très contrastées dans l’exposition que je prépare, par exemple entre la méditation sur la mort de Jack Burman, qui sillonne le monde à la recherche de cadavres humains de toutes les époques et qui produit des images par­mi les plus directes, charnelles et émotives qu’on puisse trouver, et les propositions très systématiques et distanciées de Roni Horn sur la complexité du moment présent et l’instabilité de toute forme d’identité. Pourtant, ces deux artistes ont en commun une approche photographique très objective, un intérêt marqué pour le monde matériel et un engagement total de leur être dans une pratique guidée par la nécessité de voir et de comprendre. Je les ai rassemblés, comme les autres artistes, sur la base de ce qu’ils cherchent ainsi à saisir, à savoir des aspects de notre réalité qui, comme ici la mort et l’impermanence, nous font si peur qu’ils en deviennent les moteurs inconscients de nos actions.

JD : Cette volonté de comprendre les peurs qui animent nos actions est au cœur de cette lucidité que tu appelles de tous tes vœux. Cette quête relèverait d’ailleurs d’une responsabilité sociale puisque « les conflits lointains que nous sommes si prompts à dénoncer se déroulent d’abord en notre sein ». Et, là, nous pourrions agir, nous pourrions réussir à apaiser nos peurs, réussir à apaiser nos conflits intérieurs. Tu ajoutes aussi, dans ton texte thématique, que de façon générale ces conflits ne se voient éclipsés que dans les « moments où nous sommes portés par l’amour, la beauté et la joie ». On pourrait entendre dans ces évocations les échos d’une démarche de nature spirituelle, la recherche d’un éveil de la conscience individuelle qui viendrait contribuer à la solution des problèmes collectifs et sociétaux. J’ai personnellement tendance à associer cette attitude à une volonté d’éviter toute situation de confrontation, tout conflit. Est-ce mal interpréter cette notion de lucidité et ses implications ?
AMN : Ta question a des résonances fortes pour moi puisque je viens d’une famille où l’implication sociale est une valeur fondamentale. Cette question est donc récurrente chez nous, elle m’est adressée par mon père en particulier, qui a consacré sa vie au développement communautaire et qui est convaincu que toute transformation sociale passe d’abord par l’action collective – et elle est complexe. Alors comment y répondre en quelques lignes, au moment même où le Moyen-Orient se soulève et change l’ordre mondial… Puisque je suis déjà sur ce terrain personnel (complexe lui aussi!), je dirais qu’une grande partie de mon questionnement vient sûrement du fait d’avoir vu de façon répétitive les militants qui m’entouraient chercher à rétablir dans la société des rapports qu’ils reconduisaient pourtant inconsciemment dans leur intimité. Tout engagement dit social n’est pas par définition louable, cela dépend de ce qu’il injecte dans la cité. Il m’est donc apparu essentiel, assez rapidement, de travailler sur la couche inférieure, celle où se manifestent les « réactions » qui propulsent nos actions et génèrent à leur tour de nouvelles réactions. Je suis certaine, moi, que la conscience individuelle contribue à la solution des problèmes collectifs et sociétaux. Chercher à connaître les moindres phénomènes avec justesse, tenter de distinguer confrontation utile et agression, essayer d’identifier en soi les victimes et les tyrans, arriver à reconnaître ces états d’esprit et à les affronter d’instant en instant demande beaucoup plus de courage qu’on le croit – d’ailleurs si c’était le refuge dont tu te méfies (et que je comprends, la complaisance n’est jamais loin), tout le monde le ferait…

Mais cette urgence de travailler sur le plan de nos motivations profondes dépasse mon seul récit familial. J’y vois le prolongement naturel des réflexions postmodernistes et poststructuralistes dans notre tradition artistique qui ont mis en question l’autosuffisance des formes et des structures et les ont réinscrites dans la complexi­­té de nos appartenances sociopolitiques, culturelles et sexuelles et de la pensée comme construction : il me semble évident que les prochains outils de réflexion dont nous avons besoin sont ceux qui nous feront prendre conscience de maillages plus fins encore. La question du sujet qui re-vient partout dans les sciences humaines et toute la recherche passionnante qui se fait dans le domaine de la neurobiologie et des sciences cognitives va aussi dans cette direction. En ce sens, mon projet pour le Mois de la Photo est moins thématique que problématique, et son problème, c’est la lucidité. C’est une question que je pose et non une réponse que je donne. Je me la pose à moi-même, mais aussi aux artistes : quelle lucidité possible pour les merveilleuses contingences que nous sommes ?

La lucidité est-elle un objectif artistique ? La pratique de l’art peut-elle être l’instrument d’une plus grande lucidité ? Si mon intérêt s’est tourné cette fois vers ceux et celles qui interrogent les zones grises de l’expérience plutôt que les zones de conflits (quoique Kimsooja, par exemple, s’est installée pour élaborer son œuvre en plein cœur des zones les plus chaudes de la planète), c’est avec l’intuition forte que leur mise en images peut concourir à aiguiser et à raffiner notre perception visuelle, ensuite introjectée comme outil de perception interne. Extérieur et intérieur sont des vases communicants; être un point de passage entre les deux est un des rôles fondamentaux que j’attribue à la photographie.

1  Disponible à moisdelaphoto.com

Jacques Doyon est rédacteur en chef et directeur de la revue Ciel variable depuis 2000.
 

 
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