[Printemps/Été 2011]
Depuis quelques années, le campus de l’université Ryerson, situé dans le centre-ville de Toronto, bourdonne d’activités avec les travaux de rénovation de la School of Image Arts devant accueillir la nouvelle galerie Ryerson et son centre de recherche. Avec une ouverture prévue à l’automne 2012, cet établissement d’envergure entend devenir un centre international consacré à la photographie et aux médias qui lui sont liés. Afin d’en savoir plus long sur ce projet ambitieux et l’évolution de la vision qui le guide, Ciel variable a rencontré Doina Popescu qui supervise les opérations en tant que première directrice de l’institution.
par Claude Baillargeon
Claude Baillargeon : L’intention de faire de la galerie et du centre de recherche Ryerson une destination de réputation mondiale en ce qui concerne la collection, l’étude, l’enseignement et l’exposition de la photographie et des médias qui lui sont apparentés date de plusieurs années. Quels sont les principaux facteurs qui ont motivé ce projet ?
Doina Popescu : Le facteur principal est le don anonyme à l’université Ryerson, en 2005, de la collection Black Star qui contient approximativement 292 000 tirages photojournalistiques noir et blanc1. Ce don de biens culturels, le plus important jamais reçu par une université canadienne, s’accompagnait d’une somme d’argent substantielle, permettant d’envisager la construction d’une galerie. Cette donation est arrivée à un moment opportun. En effet, nous avions déjà élaboré et intégré dans l’enseignement dispensé à la School of Image Arts, avant ce don déterminant, un important programme d’études portant sur la collection d’épreuves originales représentant l’histoire de la photographie du 19e siècle jusqu’à aujourd’hui.
L’arrivée de la collection Black Star a permis d’accroître ce qui était déjà en place. En incluant l’histoire du photojournalisme, le mandat de notre collection s’est soudainement considérablement élargi. En somme cette acquisition nous a offert la possibilité de fonder la galerie et le centre de recherche Ryerson.
CB : La vue en perspective de la nouvelle School of Image Arts qui est utilisée depuis quelque temps pour annoncer la galerie et le centre de recherche Ryerson laisse supposer un effort concerté pour créer une proposition architecturale importante. Quelles seront ses répercussions sur le campus Ryerson en pleine croissance ?
DP : En expliquant son plan directeur pour l’université, son président, Sheldon Levy, présente souvent l’université Ryerson comme un stimulant pour la construction de la ville. L’université occupe un campus urbain au cœur du centre-ville de Toronto. La galerie Ryerson et son centre de recherche sont situés au milieu de ce campus, qui participe au développement du quartier.
L’université Ryerson est présentement engagée dans trois projets immobiliers très intéressants : la nouvelle conception du bâtiment Image Arts, qui loge la galerie Ryerson et son centre de recherche; la restructuration de l’emblématique Maple Leaf Gardens afin d’y inclure un nouveau centre sportif universitaire; et la construction d’un tout nouveau centre d’apprentissage pour les étudiants. Le choix d’une firme de renommée internationale, Diamond + Schmitt Architects, pour concevoir le nouvel immeuble Image Arts, et donc la galerie et son centre de recherche, témoigne de l’engagement de Ryerson à se distinguer de différentes façons, y compris sur le plan architectural.
CB : Pouvez-vous nous donner une idée des installations de la galerie et du centre de recherche Ryerson ?
DP : La galerie Ryerson et son centre de recherche occuperont environ la moitié des deux premiers étages du nouvel édifice de la School of Image Arts. Approximativement cinq mille pieds carrés serviront d’espace d’exposition partagé entre trois galeries distinctes. S’ajouteront un centre de recherche de grande envergure pourvu d’un personnel chevronné et une réserve pour la collection. Se conformant aux normes strictes en vigueur dans les musées, la climatisation sera contrôlée dans la plus grande partie des espaces, ce qui nous permettra d’assurer la sécurité de nos propres collections et de présenter des expositions majeures provenant du monde entier.
L’entrée principale consistera en un hall vitré en colonnade donnant sur la rue Gould, destinée à devenir une zone pédestre aménagée. Cette colonnade laissera voir un mur d’écrans de haute technologie présentant des images en mouvement, visibles de l’extérieur. Au-delà de ce vestibule, le Grand Hall, avec ses projections hd et autres installations, accueillera des événements publics tels que réceptions, visionnements et conférences. De part et d’autre du Grand Hall, les visiteurs auront accès à la galerie étudiante et à la galerie universitaire d’un côté, et à la galerie principale de l’autre. Les bureaux, le centre de recherche et la collection se trouveront au deuxième étage.
CB : Comment la galerie et le centre de recherche Ryerson entendent-ils se différencier des autres institutions qui consacrent des ressources considérables à la collection et à l’exposition de la photographie, telles que l’Art Gallery of Ontario, le Musée des beaux-arts du Canada et le Centre canadien d’architecture ? Comment vous percevez-vous face à ces acteurs importants de la scène canadienne ?
DP : Nous nous distinguons certainement des institutions mentionnées en raison de notre situation au sein d’une importante université canadienne qui nous fournit un cadre particulier pour construire une vision, une structure et des programmes. Bien que nous nous percevions comme une galerie publique, ouverte à tous et en dialogue avec les visiteurs, nous faisons également partie d’une institution d’enseignement. Cela nous permet d’offrir à la communauté universitaire d’importants débats sur l’art et la recherche, ainsi que des ateliers axés sur les activités de commissariat, de collection, les approches en histoire de l’art, etc. Par exemple, nous sommes présentement en train d’élaborer des forums touchant le rôle des nouveaux médias dans notre galerie avec l’artiste médiatique David Rokeby, qui est en résidence du Conseil des Arts du Canada à la galerie et au centre de recherche Ryerson ainsi qu’à la School of Image Arts dans le cadre de son programme de nouveaux médias. Nous planifions aussi des ateliers pour étudiants avec le commissaire autochtone Steve Loft, lauréat du Prix Trudeau, également en résidence à l’université Ryerson. Notre travail avec ces deux personnes-ressources donnera lieu dans les deux cas à un projet d’exposition lié à nos collections.
Je ne tenterai pas de définir les mandats de collection et d’exposition des institutions prestigieuses et chevronnées que vous avez mentionnées, mais je peux dire que je nous vois dans une relation complémentaire avec elles. Nous sommes présentement en rapport avec nos collègues de l’Art Gallery of Ontario, du Royal Ontario Museum, du Musée des beaux-arts du Canada, de la Corcoran Gallery of Art à Washington d.c., du Jeu de Paume et du Centre Georges Pompidou à Paris, pour n’en mentionner que quelques-uns. Nous élaborons des partenariats avec certaines de ces institutions et explorons des manières d’organiser conjointement et de partager des expositions, des programmes publics et des compétences.
Bien sûr, le facteur crucial qui nous différencie de toutes les institutions artistiques réside dans le don de la collection historique Black Star, qui provient de l’agence de presse éponyme basée à New York. Les photographes de Black Star ont joué un rôle majeur en captant des images qui ont aidé à définir le 20e siècle. Cette collection témoigne de l’histoire, et certaines photos, initialement publiées dans le magazine Life et d’autres publications telles que Look, The Saturday Evening Post et The New York Times, sont immédiatement reconnaissables. Plusieurs des milliers de photographes représentés dans la collection – par exemple, Robert Capa, Andreas Feininger, Germaine Krull, Martin Munkacsi, W. Eugene Smith et Mario Giacomelli – sont des figures connues de l’histoire de la photographie. Leur influence a marqué la pratique photographique au siècle dernier. Le type de recherche entrepris par l’université Ryerson sur ce corpus – autrement dit, une recherche sur les activités d’une agence de presse d’envergure – est relativement nouveau et débute à peine. Bien que je ne puisse entrer dans les détails durant ce court entretien, vous devez commencer à voir que cette collection ouvre de nouvelles perspectives en matière de recherche et de commissariat laissant entrevoir de stimulants projets d’exposition.
CB : La collection Black Star se compose principalement d’épreuves photographiques, et elle vous est parvenue sans planches-contacts, négatifs, fiches de recherche, cartes de catalogage ou droits de reproduction des images en votre possession. Puisqu’il s’agit du type de matériel qui attire les spécialistes vers les dépôts d’archives du monde entier, comment espérez-vous promouvoir sa valeur et sa pertinence en tant que collection majeure pour la recherche et, compte tenu de ces limitations, quelles stratégies avez-vous élaborées afin d’explorer et de faire ressortir son potentiel pour le commissariat d’exposition ?
DP : C’est en effet une question cruciale. Les tirages de la collection Black Star sont soigneusement catalogués et entreposés exactement comme à l’agence, avec d’importantes informations au verso, incluant des données additionnelles provenant des chemises protégeant les photos. Nous progressons dans la numérisation du matériel et l’intégration d’informations contextuelles dans la base de données. Puisque certains des éléments que vous avez mentionnés font défaut, nous sommes obligés d’innover en matière de méthodologie de recherche, ce qui donne des résultats intéressants. Des questions et des réponses supplémentaires surgissent grâce au travail des spécialistes et des commissaires internationaux invités à examiner la collection, et grâce aux ateliers de photojournalisme que nous avons aussi menés avec les étudiants des cycles supérieurs en préservation photographique et en gestion de collections. Par exemple, durant l’été 2010, nous avons dirigé un atelier pour analyser chaque occurrence d’une photographie Black Star dans l’historique du magazine Life. Cela a établi un fondement pour toute la recherche subséquente. Nous sommes également engagés dans un projet d’histoire orale où nous filmons des entretiens avec les photographes de Black Star. En février, nous avons invité deux photographes majeurs associés à la campagne de promotion des droits civiques, Bob Fitch et Matt Herron, qui ont travaillé pour Black Star, à nous faire part de leurs expériences de terrain, de leurs relations avec l’agence et des caractéristiques de leur pratique photographique. Ces entretiens feront partie d’un répertoire de conversations avec des photographes clés de Black Star, créant ainsi un matériel de recherche de première main, inestimable et de grand intérêt pour les spécialistes, les commissaires et les étudiants. De tels témoignages nous permettent également de créer un corpus filmique qui approfondira l’expérience des visiteurs des expositions.
Nous développons présentement deux angles de travail intéressants. D’une part, d’un point de vue contemporain, nous travaillons sur une base conceptuelle en invitant des artistes, des écrivains et des commissaires majeurs à opérer des coupes transversales dans les archives. D’autre part, nous encourageons la recherche photographique historique qui génère un matériel spécialisé inédit tout en permettant que des découvertes historiques intéressantes surgissent en cours de route. Notre plan de recherche en plusieurs étapes nous fera pénétrer de plus en plus profondément dans les strates historiques de la collection Black Star, de si grande portée. Je ne doute pas que la galerie et le centre de recherche Ryerson feront des découvertes importantes dans le champ du photojournalisme sur le plan international, et que ces résultats seront transmis au moyen de publications, d’expositions et de programmes destinés au publicen général.
CB : Votre intention de faire passer l’actuelle collection Ryerson de trois cent mille à un million d’images dans les cinq à dix ans à venir semble particulièrement ambitieuse. N’y a-t-il pas un danger pour elle de devenir un dépôt difficile à diriger, à moins d’être assuré de disposer du personnel et des ressources nécessaires à la gestion d’archives de cette envergure ?
DP : Absolument, et nous sommes conscients de la situation. Nous avons déjà créé un comité d’experts en acquisition et mis sur pied une politique pour faire avancer de façon professionnelle les propo-sitions qui nous seront faites. Nous examinons attentivement ce qui pourrait compléter la collection Black Star et celle consacrée aux tirages artistiques. Par exemple, nous travaillons présentement à l’acquisition de quelques archives personnelles exhaustives provenant d’artistes. Dans cette optique, nous avons récemment acquis une collection complète de négatifs, planches-contacts, photographies, matériel contextuel incluant lettres, articles et cartes de presse, médailles de guerre, provenant de Werner Wolff, un important et prolifique photographe de Black Star. Wolff qui a fui l’Allemagne nazie dans les années 1930 pour New York. Après avoir travaillé pour l’armée américaine durant la Seconde Guerre mondiale, il a repris son travail chez Black Star pour la plus grande partie de sa longue carrière. Ces ajouts à notre collection, et d’autres qui ne manqueront pas de survenir, complètent notre fonds de façon importante et rehaussent la valeur internationale de nos archives. Tout ce que nous acquérons doit être lié à notre contexte et à notre mandat actuels. Cela étant dit, il est impossible de déterminer en toute certitude à quel rythme nous élargirons la collection. Bien sûr, il ne s’agit pas d’acquérir une quantité fixe d’images, mais plutôt de grandir harmonieusement.
CB : Mettrez-vous l’accent sur les photographes canadiens dans l’élaboration de la collection ou envisagez-vous quelque chose de plus large ?
DP : Nous sommes profondément engagés envers la photographie canadienne, tant historique que contemporaine; toutefois, le matériel canadien sera intégré et mis en valeur de façon raisonnée dans le contexte plus large de la collection.
CB : Il me semble que la particularité de la galerie et du centre de recherche Ryerson consiste en son intégration aux programmes éducatifs de la School of Image Arts. Pouvez-vous commenter les bénéfices mutuels de cette relation et expliquer comment votre vision s’accorde avec les programmes d’enseignement de la School of Image Arts ?
DP : L’engagement et l’intégration de l’étudiant sont très importants dans notre vision. Les étudiants seront sollicités de plusieurs façons, qu’il s’agisse de travail scolaire ou de la possibilité d’exposer dans la galerie qui leur est consacrée. Ils pourront également être assistants de recherche, guides ou bénévoles. La galerie et le centre de recherche Ryerson constitueront un forum actif et un lieu d’échanges pour les activités comprises ou non dans les programmes d’études.
Nous souhaitons devenir une plaque tournante générant un dialogue au sein de la School of Image Arts et pour toute l’université. Étant donné la nature de la collection Black Star, les thèmes seront variés. Par exemple, puisque cette collection couvre l’histoire du 20e siècle selon une perspective photojournalistique, elle attirera des étudiants venant de différentes disciplines comme l’histoire, la science politique et le journalisme. La galerie Ryerson et son centre de recherche seront ouverts à tous sur le campus, tout en restant liés aux communautés artistiques et au grand public de Toronto et d’ailleurs.
CB : Si l’on envisage l’avenir, quels sont les objectifs des premières années d’activité du centre de recherche ?
DP : L’université Ryerson s’engage sérieusement dans la recherche savante et l’activité créatrice. C’est dire que nos buts se conforment aux normes de la recherche internationale spécialisée. L’impulsion première de notre programme de recherche vise l’établissement d’un centre de haut niveau dédié à l’histoire de la photographie et du photojournalisme en général et à la collection Black Star en particulier. Nous espérons créer une chaire de recherche qui supervisera et mettra en valeur ce champ d’intérêt. De plus, l’université Ryerson est maintenant associée comme partenaire de publication à Études photographiques, une revue internationale établie à Paris, dorénavant bilingue, et consacrée à l’histoire de la photographie.
J’aimerais que la galerie et le centre de recherche Ryerson deviennent un lieu dynamique sur le plan national et international, articulé autour de ses trois principaux centres d’intérêt, soit la collection, le centre de recherche et, de façon encore plus importante, les expositions. Le programme d’expositions, qui sera dévoilé tôt l’an prochain, sera le point de départ d’interactions avec les différentes communautés que nous accueillerons dans nos nouvelles installations en septembre 2012. Si nous pouvons atteindre quelques-uns de ces objectifs d’ici cinq ans, nous aurons réussi.
Traduit par Jacques Perron
Claude Baillargeon est professeur agrégé en art et en histoire de l’art à l’université Oakland, à Rochester au Michigan. Il est titulaire d’un doctorat de l’université de Californie à Santa Barbara et d’une maîtrise en beaux-arts de la School of the Art Institute de Chicago.