[Printemps/Été 2011]
par Dayna McLeod
Avec Johnny Forever, le sujet dévisage le spectateur dans une pose savamment décontractée et délibérée. En leggings dorées et délicate chemise crème ton sur ton, Johnny Forever occupe un sofa de velours or, les jambes repliées, le bras gauche reposant nonchalamment sur le dossier, l’autre lui servant fièrement d’appui. Des chaînes en or et des colliers exotiques ornent le mur, à gauche; une image rectangulaire en noir et blanc, derrière le sujet, fait écho au cadre photographique. Comme ailleurs dans la série Queer Portraits, la personnalité du sujet se reflète dans ces détails et ceux de son confortable environnement quotidien, symbolisant la relation de confiance et d’intimité entre photographe et sujet, tous deux conscients de leur signification implicite. Les tons chauds et dorés qui se répondent dans Johnny Forever et paraissent émaner du sujet attirent le spectateur au cœur de l’image et de cette relation. Zoe est un portrait émotionnellement chargé où le sujet, en compagnie de son chien, défie le spectateur du regard, tandis que Nathan, Danielle, Hank, Aman et Ej ne font pas délibérément référence à l’androgynie, à la féminité ou à la masculinité, mais constituent un large éventail de l’identité « queer ». Cela nous renvoie à notre relation complexe, en tant qu’observateurs, au codage et au décodage des genres hors de la matrice hétéronormative. En réalisant et en exposant ces portraits intimistes, Levine transporte dans la sphère publique les espaces privés de cette communauté.
Toutes les images de Queer Portraits véhiculent la même authenticité : les sujets habitent leurs corps et incarnent leurs identités respectives, potentiellement marginalisées et/ou théâtralisées par la culture dominante, tandis qu’ils sont simplement eux-mêmes dans le cadre de leur communauté. Chaque portrait est celui d’une personne unique, mais la collection d’images forme une communauté, une représentation potentiellement politisée d’un groupe « queer » en butte aux enjeux d’une problématique des genres. Ces portraits révèlent également un lien d’ordre émotif entre sujet et photographe, une évidente relation de confiance qui fait partie intégrante de chaque photographie et donne sa force au portrait. Levine transpose ainsi dans la sphère publique la vie privée « queer », ni secrète ni scandaleuse, mais où le genre et l’orientation sexuelle s’expriment dans un registre souvent marginalisé par la société traditionnelle. Selon Judith Butler : « Le sujet défini comme “queer” par diverses interpellations homophobes dans le discours général reprend ou cite ce même terme comme fondement discursif de son affirmation. Ce type de citation émerge de façon théâtrale dans la mesure où elle mime et rend hyperbolique la convention discursive qu’elle renverse parallèlement. »1 Dans le cadre de cette sphère publique, le corps homosexuel se trouve en représentation, que cela lui plaise ou non, intentionnellement ou non. Ainsi la démarche de Levine qui compose, réalise et réunit ces images pour les offrir à la consommation générale devient un acte politique, qui met l’accent sur la visibilité et la présence de la communauté « queer » et de ses membres au sein de l’espace public. Cette visibilité est à la fois politisée et théâtralisée en raison du contexte où elle se déploie et de sa nature propre : l’identité « queer » est inévitablement marginalisée dans le domaine public, car l’hétéronormativité insiste sur sa théâtralité, tandis que l’homonormativité, par souci d’intégration, renie ces codes marginaux en public. L’homonormativité « vise à obtenir des privilèges pour les gays et lesbiennes conformes à la norme qui adhèrent aux codes culturels dominants masculins et féminins, et diminue le champ potentiel de résistance à l’oppression »2.
Levine transpose ainsi dans la sphère publique la vie privée « queer », ni secrète ni scandaleuse, mais où le genre et l’orientation sexuelle s’expriment dans un registre souvent marginalisé par la société traditionnelle.
Alors que les images de Queer Portraits s’appuient sur la vérité photographique, Switch et Alone Time interrogent l’authenticité de l’image photographique en la manipulant. Ces séries exploitent les constructions hétérosexuelles de l’identité et citent les codes performatifs masculins et féminins, pour remettre en question notre participation et notre acquiescement à l’hétéronormativité de la culture, du comportement et de la représentation. Alone Time dédouble un unique sujet en une paire binaire incarnant les deux genres dans une même pièce (cuisine, salle de bains, chambre, salon) d’après les stéréotypes hétérosexuels du bonheur domestique. Switch nous présente également des « couples » hétérosexuels, cette fois dans le contexte de la photographie traditionnelle du bal de finissants. Les sujets, très élégants dans leur tenue de soirée, endossant de bonne grâce les rôles binaires des stéréotypes masculins et féminins, se tiennent par la taille d’un air complice, sourient à l’objectif et incarnent avec entrain les codes ostensibles de ce rituel hétérosexuel. À première vue, les diptyques de Levine nous montrent deux couples distincts. Un examen plus attentif révèle cependant que ces images représentent non pas quatre personnes différentes, mais deux personnes endossant chacune un stéréotype sexuel. Deux fois. Et c’est cette double performance, cette performativité aussi convaincante dans chaque rôle, qui ravit et trouble le spectateur. Quel personnage est authentique ? Quel est le genre adopté par le « vrai » sujet ? Cette performance interrompt la représentation hétéronormative et remet en question la construction même des identités masculine et féminine, leurs scénarios traditionnels où « normal et hétérosexuel sont compris comme synonymes »3 et leur adhésion à des codes extrêmes de ce qui constitue la féminité et la masculinité. Les paillettes et le strass, le chintz, le satin, les coupes sophistiquées et le maquillage sont les marques du féminin, tandis que les costumes sombres, les cravates et les cheveux lissés représentent le masculin dans Switch. Alone Time reflète également un code vestimentaire binaire traditionnel qui met l’accent sur les stéréotypes masculins et féminins. Mais le succès de cette performativité des couples, dans Switch ou Alone Time, n’est pas uniquement cosmétique : leur hétérosexualité est également véhiculée par la posture, la gestuelle et l’attitude. Si les travestis de Levine révèlent les failles des présupposés et des privilèges de l’hétéronormativité, puisque « la culture hétéro[sexuelle] s’auto-définit comme la forme élémentaire de l’association humaine, le modèle des relations entre les genres, le noyau indivisible de toute communauté, et comme le moyen de reproduction sans lequel la société n’existerait pas »4, ces portraits acquièrent une dimension supplémentaire dans le cadre d’une structure homonormative. Cette mise en scène des genres vient perturber la conception homonormative biaisée de l’identité, et sa vision essentialiste de ce qui définit un corps « queer ». Pourquoi ces corps existant en dehors des normes sexuées ont-ils recours à des déguisements hétérosexuels ? La réponse réside entre les lignes, entraînant d’autres questions : pourquoi performer l’hétérosexualité, et pourquoi l’hétérosexualité a-t-elle besoin d’un costume ? Dès l’instant où, en tant que spectateurs, nous reconnaissons ces performances du féminin et du masculin comme performances, chaque image engendre une boucle comparative sans fin où les vêtements, les attitudes et la mise en scène sont examinés et analysés en détail. Nous décryptons ces costumes et leur affect jusqu’à nous reconnaître dans l’inévitable miroir social, ce qui nous conduit à mettre en question notre propre participation à la construction binaire des genres, aux comportements hétéronormatifs et à l’exclusivité homonormative.
Traduit par Emmanuelle Bouet
2 Susan Stryker, “Transgender History, Homonormativity, and Disciplinarity,” Radical History Review, no 100 (hiver 2008), p. 147.
3 Dennis Sumara et Brent Davis, “Interrupting Heteronormativity: Toward a Queer Curriculum,” Curriculum Inquiry, vol. 29, no 2, 1999.
4 Michael Warner, Fear of a Queer Planet: Queer Politics and Social Theory, Minneapolis, University of Minnesota Press, 1993.
Artiste de Montréal, JJ Levine fait du portrait intimiste. Levine a obtenu en 2008 un baccalauréat en photographie à l’Université Concordia et une mineure en études interdisciplinaires où son champ d’intérêt était la sexualité du point de vue des beaux-arts. Ses photographies, qui explorent les questions du genre, de la sexualité, de l’identité personnelle et de l’espace queer, allient à son intérêt politique à une forte vision esthétique. Queer Portraits et Switch, deux récentes séries, ont été exposées dans des centres d’artistes et des galeries commerciales au Canada, aux États-Unis et en Europe. www.jjlevine.com
Essayiste indépendante, Dayna McLeod a rédigé de nombreux textes sur l’art et les pratiques artistiques. C’est également une artiste de la vidéo et de la performance dont le travail est reconnu internationalement. Elle a mis en place le projet 52 Pick-Up (www.52pickupvideos.com), un site de vidéos dont les participants réalisent un film par semaine pendant une année entière.