Martin Schoeller, Close up, Female Bodybuilders – Johanna Mizgala, Accumulation et dispersion des perspectives : les portraits de Martin Schoeller

[Printemps/Été 2011]

par Johanna Mizgala

Avouons-le, dévisager les gens est fascinant – surtout quand ils sont beaux et que leur métier consiste entre autres à être l’objet de notre regard, en nous donnant volontairement l’impression qu’ils existent pour les seuls besoins de notre perpétuelle adoration. Le principe de la célébrité repose précisément sur la complémentarité des besoins des adulés et des adulateurs. Être reconnu partout représente une valeur sociale, et les gens célèbres ne cessent de nous fasciner. Pour entretenir ce phénomène, des images mises en scène par les agents des vedettes ou volés par les paparazzi nous offrent régulièrement des aperçus de la vie que mènent ces créatures fascinantes, le voyeurisme de­venant ainsi une forme d’intimité. À une époque où les personnalités gèrent leur nom ainsi que chaque aspect de leur vie comme une marque de commerce, l’« image » est tout, donc les images font tout. Dans l’univers de la publicité, de la culture populaire, des médias sociaux, de la téléréalité et du flot continu de nouvelles sur le monde du spectacle, plus nous absor­bons d’images et plus nous croyons connaître les stars et autres icônes des médias, au point de nous identifier en partie à elles. Cette proximité illusoire avec ceux que nous désignons par leur prénom est au cœur de cette relation de consommation, mais nous sommes fi­na­lement les complices de notre illusion. Nous ad­hérons ainsi à un univers imaginaire soigneusement construit, ou du moins à une pièce de théâtre pour grand public. Faute d’un véritable échange interperson­nel entre les célébrités et nous, notre lien avec elles reste aussi superficiel qu’une page de papier glacé.

Dans le contexte d’une culture de la célébrité et de sa diffusion par l’intermédiaire de l’image photo­gra­phique, la série de portraits intitulée Close Up que l’on doit à Martin Schoeller est remarquable non seulement par l’aspect monumental des œuvres, mais surtout par la façon dont elles remettent en question l’idée cou­ram­ment admise selon laquelle les portraits de célé­brités, ou d’ailleurs de n’importe quel inconnu, offrent au spectateur un regard intime et privilégié sur le mo­dèle. Or Schoeller possède une expérience de première main du pouvoir de la personnalité : parallèlement à sa pratique artistique, son travail éditorial et commercial fait de lui un photographe très recherché, notamment par les magazines. Ironiquement, à travers la dualité de sa production artistique, Schoeller a contribué à perpétuer ce même culte de l’image que son vaste corpus de portraits parvient à ébranler sérieusement.

Depuis 1998, Schoeller a effectué un portrait par semaine pendant plus de sept ans. Il a soumis certains des visages les plus connus de notre époque, tout autant que des visages anonymes, à un traitement consistant à en rendre chaque détail et chaque relief dans des proportions gigantesques, comme s’il s’agissait de photos de passeport agrandies au format d’une affiche publicitaire. Ces portraits, exceptionnellement grands, sont d’autant plus impressionnants qu’ils ne montrent que la tête du sujet, placée de face, regardant droit dans l’objectif d’un air impassible. Aucun détail superflu, que ce soit sous la forme d’indices visuels quant au lieu de la prise de vue, ou d’objets ayant une signification particulière pour le sujet, ou encore de costumes liés à son domaine de notoriété, éléments susceptibles de figurer dans un portrait en tant qu’in­dicateurs d’une personnalité. Schoeller bannit déli­bé­ré­ment du cadre tous ces marqueurs d’identité sociale. Le spectateur ne dispose donc que d’une vaste étendue de visage à parcourir dans tous ses aspects. Cette expérience devrait représenter le nirvana pour ceux que la célébrité fascine, un lieu de contemplation illimitée du visage, et pourtant faire face à ces têtes colossales, nues, non retouchées et quasi inexpressives nous oblige à les voir autrement. Dans l’objectif de Schoeller, la star toujours reconnaissable devient un inconnu et l’inconnu, digne d’être contemplé. Le spectateur examine longuement chaque visage à la recherche de signes extérieurs familiers, pour ne rece­voir en retour que le vide, comme si le sujet avait subi une amnésie momentanée de sa célébrité. Plongés dans ce néant, les modèles ne sont pas ceux que nous attendions, bien que nous soyons en mesure de les voir ici sous un angle incontestablement plus intime – et certainement plus vulnérable – que jamais auparavant. L’effet de cette exposition radicale à notre regard est à l’inverse de ce que l’on aurait pu croire : notre connais­­sance des sujets n’a progressé en rien, même si notre proximité avec leur visage est la même que celle que nous expérimentons dans notre miroir. Malgré l’ampleur du terrain qui nous est donné à examiner, les mo­dèles nous demeurent impénétrables, tout en étant à la merci de nos regards. À ce titre, les portraits de Close Up révèlent la nature illusoire de la fascination à sens unique : lorsqu’on nous offre l’occasion de dé­couvrir la personne elle-même sous son visage le plus nu, l’expé­­rience dissout l’aura qui nous rendait cette proximité si désirable en premier lieu. Le sujet est à la fois pré­sent et totalement absent dans le même vaste champ de vision.

À une époque où les personnalités gèrent leur nom ainsi que chaque aspect de leur vie comme une marque de commerce, l’« image » est tout, donc les images font tout.

En contraste marqué avec sa série Close Up, où tous les détails autres que ceux du visage sont considérés comme superflus, les portraits réalisés par Schoeller dans la série Female Bodybuilders représentent une va­riante contemporaine du portrait classique en buste, chaque femme nous faisant face devant un simple fond blanc. Cette fois, Schoeller autorise certains signes distinctifs que le spectateur a le loisir de prendre en considération, notamment le bikini de compétition hautement personnalisé de chaque modèle, ainsi que son choix de bijoux et de maquillage. Mais chaque pose devient en définitive un écho de l’image précédente, si bien que cette série de portraits porte moins sur la personnalité des sujets que sur l’exploration d’un certain type de personne. En l’occurrence, Schoeller nous propose un aperçu d’un univers fermé connu des seuls initiés, véhiculant des conceptions très particulières de la féminité et de la beauté.

Sans autre élément à prendre en compte que les corps extrêmement musclés qui définissent d’ailleurs chacune de ces femmes dans leur domaine de compétition, ces dernières nous paraissent d’autant plus éloignées de l’univers quotidien. De plus, la pratique du bodybuilding de compétition implique non seulement un travail acharné en termes d’endurance phy­sique, mais également une participation assidue au circuit des compétitions où ce corps sera évalué. Les compétitrices doivent effectuer une série de poses minutieusement chorégraphiées qui soulignent à la fois leurs capacités physiques et leur développement musculaire, selon des critères rigoureusement définis. Dans les portraits de Schoeller, leurs corps étant montrés apparemment au repos, plutôt que dans les habituelles positions de concours où leurs muscles sont fléchis, ces femmes paraissent tantôt légèrement mal à l’aise, tantôt vaguement sur la défensive par rapport aux idées préconçues qu’elles doivent affronter, aussi bien dans le cadre de leur vocation que de la part du monde extérieur. Une certaine complicité est implicite entre le sujet et le photographe, mais que l’on devine délicate à instaurer. La part de beauté présente dans ces images s’accompagne d’un sentiment d’étrangeté, similaire à celui que nous inspirent les célébrités, les­quelles paraissent souvent vivre dans le monde mais sans vraiment en faire partie, émergeant de la foule en tant qu’objets de notre contemplation comme des statues ou des mannequins. Ces deux séries de portraits sont déstabilisantes précisément parce que le spectateur affronte une réciprocité du regard : les sujets nous dévisagent à leur tour.

En se donnant ainsi des paramètres stricts pour mener à bien une exploration du caractère unique et distinctif du visage, et en accumulant les prises de vues selon un même point de vue objectif, Schoeller reconnaît une dette envers le programme photographique systématique de Bernd et Hilla Becher, les portraits de Thomas Ruff, ou encore les images de Rineke Dijkstra. Parallèlement, ses interactions avec les célébrités remettent en question sa relation, en tant que photographe, avec le culte de la personnalité et avec le fait que les images commerciales alimentent le phé­nomène d’attraction et le besoin d’adulation. Sans ce relais des images, il n’y aurait ni célébrité, ni la nécessité de rapprocher des gens séparés par une construction artificielle. Finalement, en montrant que chaque visage vaut la peine d’être examiné avec la même attention détachée mais exhaustive, Schoeller suggère que l’extraordinaire peut devenir ordinaire par le biais de la répétition, l’acte de regarder lui conservant néanmoins une part d’inattendu, le spectateur étant invité à approfondir son regard au-delà du premier coup d’œil et à méditer sur la vanité de ces désirs. Dévisager nos semblables est une activité dont nous ne saurions vraiment nous passer : nous lui trouvons simplement de nouveaux sujets de fascination.
Traduit par Emmanuelle Bouet

Ayant grandi en Allemagne, Martin Schoeller a été profondément influencé par le travail d’August Sander et de Bernd et Hilla Becher. De 1993 à 1996, il était assistant de la photographe Annie Leibovitz puis en 1999, il s’est joint à Richard Avedon au magazine The New York, où il continue de travailler en plus de produire des images pour d’autres publications ou campagnes publicitaires. Ses portraits font notamment partie de la collection permanente de la National Portrait Gallery de Washington. Il est représenté par les galeries Hasted Kraeutler, Ace Gallery et Camerawork. Martin Schoeller vit et travaille à New York. www.martinschoeller.com

Johanna Mizgala est commissaire indépendante, critique d’art et enseignante. Sa thèse doctorale porte notamment sur les manifestations d’humour de la part des sujets dans les premiers portraits photographiques, la relation de collaboration inhérente à la séance de pose et le caractère universel de ces transgressions insouciantes, au-delà des distinctions de race, de classe et de genre.

 
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