[Printemps/Été 2011]
Queers, vedettes médiatiques, aborigènes, femmes culturistes et accros du crack composent ici une galerie de portraits fort hétéroclite mettant en jeu nos perceptions de l’identité. Ces images sont troublantes, qui dévoilent une force ou une vulnérabilité là où on ne les attend pas. Elles nous captivent et nous incitent à nous attarder à une série de détails qui s’avèrent très révélateurs.
Le portrait se conçoit traditionnellement comme l’expression d’une identité. On sait toutefois le filtre que constitue l’apparence – dans ses dimensions autant physiques, vestimentaires, gestuelles que rituelles – et en quoi celle-ci est l’objet de codes, est soumise à interprétation et entraîne catégorisations et préjugés. Ce sont de telles perceptions que les photographes réunis dans ce numéro s’attachent à remettre en question et à problématiser. Et ils le font en s’intéressant à des identités, des vécus qui peuvent apparaître singuliers du point de vue d’une certaine norme, et qui sont ici mis en parallèle avec un travail sur les images idéalisées des médias.
La série des Queer Portraits de JJ Levine propose ainsi une vision plurielle de l’identité gay, loin de tout stéréotype. Chacun de ses portraits d’amies et de relations proches, capté dans un cadre domestique, réussit à traduire leur individualité d’une façon intime et évocatrice. Il se dégage de ces images, toutes simples mais très contrôlées, un naturel et une confiance paisibles qui les rendent touchantes et révélatrices. Une même aisance habite les autres séries de Levine qui poursuit son exploration des marqueurs identitaires avec des jeux de permutations de rôles d’un ton franchement amusant.
Les images de Tony Fouhse sont d’un autre ordre : ce sont celles d’accros au crack photographiés en pleine rue, le jour comme la nuit, dans le quartier Lowertown, à Ottawa. Les images de Fouhse déclinent tous les états de la dépendance : de l’apparente normalité jusqu’aux différents états de crise ou de déchéance, en passant par les moments de tendresse et de soutien. La série User s’attache toutefois à transfigurer cette dépendance par des compositions qui vont du naturel documentaire jusqu’aux figures du sublime et du tragique de manière à conférer à ces gens une dignité perdue. Les images de Fouhse témoignent d’un appel.
Martin Schoeller, de son côté, a mis à profit son travail éditorial et de commande pour produire une série de portraits en gros plan de personnalités connues qu’il mêle à ceux d’aborigènes d’Amazonie. Sans aucune retouche et tirées en très grand format, ses images laissent voir tous les détails des visages en s’inscrivant ainsi à rebours de l’habituelle manipulation des médias. Cette quête sur les ambiguïtés de l’apparence, Schoeller la poursuit avec une série récente qui s’emploie à rendre l’entre-deux de l’identité des femmes qui s’adonnent au culturisme de compétition.
Le climat de confiance qui se dégage de l’ensemble de ces photographies nous apparaît particulièrement remarquable. D’autant que chacune de ces séries, à sa façon, est fondée sur une dualité, sur un trouble, sur une zone de risque. Que tous ces gens acceptent de se voir ainsi présentés à nous constitue, selon les cas, une affirmation, un appel, un questionnement sur l’hypertrophie du paraître.
Jacques Doyon