par Paule Makrous
« L’enjeu est clair : la vérité ou la vie ; l’histoire ou l’art », peut-on lire dès les premières pages des Seconde considération intempestive de Nietzsche1. Le vivant, fragile et fuyant, échappe au spectacle objectif de l’histoire. Il en sera ainsi tant que l’on fera de l’histoire une succession de données factuelles plutôt qu’une restitution de la « conscience intime du temps2». Les mots engendrent la linéarité alors que l’expérience du temps est faite de simultanéités et de rebondissements. Les photographies rassemblées au sein de la série of time, lost par Ewa Monika Zebrowski suggèrent que l’histoire, par le truchement de l’image, a le pouvoir de traduire ce mouvement intime du temps.
Le cœur : une photographie composée de silhouettes d’édifices. Elle se distingue par son format plus imposant que les autres. arrival (2010), mot polysémique qui porte en lui le début et la fin d’une aventure, est le titre de cette image saisie à bord d’un bateau se dirigeant vers Venise. Si certaines photographies de of time, lost rappellent les emblèmes de la « Cité des doges », on pense aux fragments de palazzi (palazzo barbaro, 2010) ou aux méandres des canaux (passage, 2010), un flou vaporeux brouille pourtant toute valeur descriptive. On pourrait penser que le détail architectural est d’emblée chargé d’une histoire monumentale liée au lieu dans lequel il se trouve. Néanmoins, peu importe sa provenance, Venise, Bologne ou Aix-en-Provence, dans of time, lost, le détail architectural est englouti par un imaginaire commun. Habité par le mouvement des eaux vénitiennes, cet imaginaire est avant tout celui de la photographe, il génère ainsi
une résonance constante entre les images.
[…] peu importe sa provenance, Venise, Bologne ou Aix-en-Provence, dans of time, lost, le détail architectural est englouti par un imaginaire commun. Habité par le mouvement des eaux vénitiennes […]
« I long for empty rooms », peut-on lire dans un poème qu’a rédigé Zebrowski pour accompagner la série of time, lost. Dans une image avoisinante intitulée sotto, acqua, un espace hétérogène est engendré par la cohabitation de la salle déserte d’un vieux palazzo et d’une fenêtre offrant une vue sur une architecture moderne. Deux temporalités se côtoient et oscillent : celle d’un intérieur liquéfié par le poids du passé et celle d’un extérieur solide se donnant en spectacle à la lumière du jour et dans la légèreté du moment présent. Un punctum, écrirait Roland Barthes. Celui-ci voyait dans la discordance des espaces et du temps d’une photographie le potentiel de faire basculer le sens de l’image en entier3. Les photographies de Zebrowski actualisent ainsi des mémoires instables, auxquelles une signification n’arrive jamais tout à fait à s’amarrer.
Si l’histoire « pose la mort et dénie la perte4»,tel que l’affirme François Hartog, la hantise, expérience récurrente dans le travail photographique de Zebrowski (par exemple, l’exposition unravelling, the dress of Jadwiga, 2009), permet de penser le temps de la perte de manière actuelle et vivante. Pour past, present (2010), l’artiste s’est rendue dans la demeure des parents récemment décédés d’une amie. Tout semble y être demeuré tel quel, comme si on avait voulu suspendre le moment fragile qui advient tout juste avant la perte. Le fléau intérieur s’y traduit par un flou évoquant, en écho avec les autres images de la série, les inondations hivernales des marées vénitiennes. Ici, l’histoire ne se pose pas dans une dichotomie entre deux régimes d’historicité, le passé et le présent, mais elle se situe, bien au contraire, dans leur entrelacement.
Certaines images donnent l’impression de regarder de longs travellings cinématographiques (tempo perso, 2009, vicolo, 2010). Travelling, c’est aussi le mouvement propre à une voyageuse. Munie d’un petit appareil numérique, Zebrowski construit, au fil des images qu’elle nous livre sans retouche, la figure d’une photographe passagère dans les lieux dont elle s’imprègne. Dans palazzo barbaro (2010), elle saisit l’espace liminal se formant momentanément entre les architectures monumentales et les conditions atmosphériques éphémères. Les architectures subissent ainsi les contrecoups d’un passage : ceux de leur liquéfaction. L’effet visuel oscille entre le squelette et le spectre. drawing room, looking glass, ca’ d’oro (2010) s’inscrivent également dans la métaphore du passage. Cette fois-ci, il s’agit de celui du spectateur. Perçues par le reflet déformant qu’offrent les miroirs antiques, les pièces d’un palazzo semblent se désintégrer. Telles des vanités, ces images nous portent leur message : « cela est mort et cela va mourir5».
Le poème de Zebrowski se termine ainsi : « All the books gone, The shelves empty ». Les images, au secours d’un vide que des milliers de livres ne sauraient combler, prennent le relais. of time, lost ouvre des univers narratifs, une histoire pour laquelle on a préféré les anachronismes à la chronologie, les fictions multiples à la vérité et, pour cela, les images aux mots.
1 Friedrich Nietzsche, (1874), Seconde considération intempestive : de l’utilité et de l’inconvénient des études historiques pour la vie, Paris, Flammarion, 1988, p. 33.
2 Edmund Husserl (1893-1917), Sur la phénoménologie de la conscience intime du temps, Grenoble, G. Million, 2003.
3 Roland Barthes La chambre claire. Note sur la photographie, Paris, Seuil, 1980, p. 73.
4 François Hartog, Évidence de l’histoire, Paris, Gallimard, 2007, p. 25.
5 Barthes, op. cit., p. 150.
Ewa Monika Zebrowski a travaillé dans le milieu du cinéma jusqu’en 1997, avant d’entreprendre des études en photographie à l’Université Concordia et à l’UQAM. Intéressée par la littérature et le potentiel narratif des images, elle est l’auteure de plusieurs livres d’artiste faisant partie de collections institutionnelles au Canada et aux États-Unis. Deux Grand Prix LUX gagnés en 2009, récompensant le meilleur livre de photographies (tenuta di ricordi) et le meilleur projet culturel (dresses without history), venaient d’ailleurs souligner sa maîtrise de ce médium. Sa plus récente exposition solo, of time, lost, s’est tenue en 2011 à la galerie Art Mûr, qui la représente à Montréal. Zebrowski vit et travaille à Montréal. http://www.ewazebrowski.com/
Commissaire et auteur en arts numériques, Paule Mackrous est rédactrice en chef du magazine électronique du Centre international d’art contemporain de Montréal et collabore, par son écriture, à plusieurs revues et avec des galeries d’art actuel. Elle contribue au NT2, laboratoire de recherche sur les œuvres hyper-médiatiques, et à EDAS, Experimental Digital Arts Studio (Boulder, Colorado). Elle rédige présentement sa thèse en sémiologie à l’UQAM pour laquelle elle s’intéresse à l’effet de présence comme modèle d’interprétation pour les formes artistiques et historiques émergentes sur le Web.