[Automne 2011]
par René Viau
Que voit-on ? Quelque part en périphérie urbaine, un parallélépipède de béton coiffé de tôle azur repose sur un rectangle de bitume. Ailleurs le pan de mur blanchi d’un hangar se dresse derrière une partition de fils électriques aériens.
Nous croisons d’autres terrains vagues, d’autres bâtiments inhabités. Les titres des photos correspondent à la toponymie de secteurs industriels que l’on devine plus ou moins désaffectés : rue de l’Aviation. Boulevard Industriel. Traversant ce que les urbanistes désignent comme des « zones mal articulées », nous sommes aux marges d’une Suburbia mondialisée. Aucune trace d’activité humaine. Ni de voitures. Encore moins de piétons.
Exposée récemment, la nouvelle série À contretemps rassemble une dizaine de ces vues architecturales. Chaque photo privilégie un seul bâtiment présenté à chaque fois selon un format identique. Pour chacun des bâtiments, la prise de vue est réalisée frontalement ou à 45 degrés. Cet angle fait de plans serrés isole le bâtiment extrait de la trame urbaine. De façon systématique, toutes ces prises de vue sont effectuées à même distance, selon le même cadrage et une même mise au foyer, en reprenant la même profondeur. Cette première opération donne des images très lisibles. La seconde étape rassemble une dizaine d’images cette fois-ci travaillées avec un long temps d’exposition en un long balayage à main levée. Ce mouvement simule une sorte un déplacement horizontal. La dernière étape consiste à superposer ces deux prises de vues (nette et floue). Se fusionnant l’une dans l’autre, l’image donne ainsi à voir comme en profondeur et avec netteté les détails visibles alors que la couche hors foyer crée des effets de glissements et de déroulement en surface.
Oscillations et surimpressions décomposent et réinterprètent ces éléments architecturaux. Les images vacillent. Les impressions mitigées d’apparition et de disparition sont maintenues en suspens. Dans ces photos récentes, Sylvie Readman introduit la couleur. L’imprécision des contours de l’image ferait en sorte d’escamoter et de dégorger un surplus de coloration, comme trop criard, pour asseoir cette trame imprécise au sein d’un velouté plus mat. Devant ces vues, l’effet de brouillage confond les repères. Une continuation opère entre le sujet qui semble apparaître, entre la banalité de ces bâtiments et le processus qui confère à ces images un écho, une faculté de se répéter et de se dissoudre en elles-mêmes.
À la fois fascinantes et piégeages, celles-ci se lisent comme des photographies qui, à coup sûr, doivent leur existence physico-chimique aux indices indubitables de ce qu’elles montrent, de ce qui est venu s’imprimer sur leur surface sensible. Elles se déchiffrent en même temps comme des tracés multiformes dans le vague et le mystère qui les animent. Ce qui s’est imprimé à leur surface, cette instantanéité trop aisément conquise, s’y retrouve fragilisée, secouée, bercée par ces superpositions vibrantes. Les mouvements démultipliés introduisent les secousses du doute. Au cœur d’une beauté singulière et indéfinie, ces photos conduisent à la frontière irrésolue entre le flou et le « représentable». Une tension opère. Elle concerne autant ce qui tant bien que mal est figé à travers ces lieux fragilisés que le tressaillement du procédé photographique les enregistrant. Tout repérage est malaisé. Les images de ces bâtiments délaissés et fantomatiques semblent tout autant se dérober que nous livrer leurs indices furtifs. Cette incertitude nous conduit à chercher et restituer une « traçabilité ». Échantillonnant les indices, il nous faut reconstituer ce que pourraient recéler ces images.
Est-ce aussi la manière dont la couleur s’y associe en fondu ou la proximité de ces sujets avec le thème de la solitude urbaine exploité dans l’art des années 1930 ? On ressent une parenté entre ces photos et un certain réalisme pictural typique de cette époque tandis que l’on éprouve, tout comme devant cette peinture, des sentiments d’étrangeté. L’impression de temps momentanément arrêté d’un tableau à la Edward Hopper se dégage. Cette affinité peut se lire comme une manière de faire coexister une tradition picturale parfois considérée comme obsolète en incluant au sein de la photo une forme de mélancolie attachée au médium pictural.
Mais la picturalité n’est qu’un aspect des réminiscences qui s’expriment. Ces formes architecturales se réduisent à une instrumentalité strictement fonctionnelle. Cette géométrie rejoint un certain lexique de l’abstraction. La simplicité formelle de ce vocabulaire pourrait se réclamer des préceptes du fonctionnalisme. Leur géométrie simplifiée rappelle la phase triomphante d’un premier modernisme architectural issu du constructivisme dont elles pourraient s’associer aujourd’hui à la part maudite. Chemin de la Savane, un entrepôt entouré d’un stationnement désert, affiche son enveloppe métallique qui rappelle certaines architectures modernistes plus prestigieuses. Là, dans un immeuble de brique aux fenêtres placardées entouré d’une clôture grillagée, une influence du Bauhaus se concrétise. Le bâti d’une cimenterie échouée dans un terrain vague évoque dans sa rigueur brutaliste Le Corbusier et le « tremplin de saut à ski » en béton de Ronchamp. L’expérience de ces sites nous est renvoyée à travers un montage comme une suite à recomposer dans sa sérialité. D’une photo à l’autre, le puzzle nous conduit à appréhender, parmi le chaos, un certain ordre des choses. Cet ordre tient d’une forme d’organisation issue d’un programme formel rejoignant une certaine forme d’utopie. Nous décryptons dans ces constructions une façon dont seraient assimilés et absorbés dans ces bâtiments de production courante les indices du programme idéologique précis qui les recouperait. C’est aussi l’inscription dans la réalité sociale de cette idée d’absolu formel que débusquent ces images.
Ces sujets en désagrégation s’érigent en improbables témoins d’une forme d’industrialisation et d’activité économique ou technique qui n’a plus cours. Cette suspension du sujet hors de l’histoire s’affiche à travers le constat de la disparition d’un idéal architectural, en quelque sorte le modernisme puriste des années 1930. Dans ses images, Sylvie Readman nous dévoile les résidus de ce modèle perdu. La photographie opère un rapport paradoxal. C’est à la fois cette condition tributaire du modèle, liée à une forme d’utopie artistique qui est révélée, et celle du non-lieu qui nous fait face. Et ce, alors même que l’image se dissout et se reconstruit dans l’interstice et le diffracté.
Le travail de sape en faisant subsister l’unité de ce modèle utopique rend visible la caducité de sa dimension collective (pour tous) et future (un avenir). Ces édifices délaissés s’allient à une vision « ordinaire » de la ruine, banalisée et conjuguée au quotidien. Comme si l’utopie était condamnée à produire son contraire, on nous montre l’envers du programme et sa déchéance. La photographie devient le constat, mesuré à l’aune du temps, de l’éloignement et de la perte d’un idéal. Ici pas de nostalgie mais plutôt une reprise contemporaine du thème de la mélancolie. Un peu à la façon du célèbre burin de Dürer Melencolia I qui recense les attributs du travail artistique, la mélancolie rejoint l’effritement d’un idéal artistique dans sa lutte pour échapper au temps, insaisissable.
Cet état de la disparition s’accentue avec ce superposé, ce brouillage, cette mise en distance que l’on pourrait également interpréter comme une certaine patine métaphorique. Tout comme ce qu’elles donnent à voir, le traitement de ces images menacées et corrodées par ce qui les anime subit un long ressassement, des corrections successives, prenant dans le processus de s’altérer et de se meurtrir le risque de leur fin.
Les œuvres de Sylvie Readman associent souvent à des vues de paysages des effets de bougé, de surimpression et de fragmentation qui contribuent à mettre l’image à distance. Active dans le milieu de la photographie depuis le milieu des années 1980, Readman a exposé régulièrement au Québec, au Canada et à l’étranger. Parmi ses expositions, mentionnons entre autres Femmes artistes du XXe siècle (Québec, 2010) et les deux solos, De souffle et de suie (Saint-Hyacinthe) et Déploiements (Longueuil), réalisés en 2006. Lauréate du prix Graff en 2000, elle est représentée par la Galerie Laroche-Joncas (Montréal). Sylvie Readman vit et travaille à Montréal, où elle enseigne depuis 1999 à l’École des arts visuels et médiatiques de l’UQAM.
René Viau est journaliste et critique d’art. Il a collaboré à de nombreuses publications et à quelques quotidiens en France et au Québec. Il est l’auteur de plusieurs ouvrages sur des artistes québécois.