[Automne 2011]
Être attentif aux lieux que l’on traverse. Tous ces espaces énigmatiques et inhospitaliers : ces halls d’entrée, salles d’attente et salles de montre aux décors incongrus, ces chambres-laboratoires aux fonctions indéchiffrables. Tous ces bâtiments que l’on croise sur les voies d’accès urbaines, abandonnés parfois, et qui composent un environnement purement fonctionnel, sans égard pour le promeneur. Cela, en contraste avec la ville ancienne, avec des lieux façonnés par le temps, la proximité, un autre rythme de vie…
Lynne Cohen est bien connue pour son travail sur les lieux institutionnels et publics qu’elle photographie sans leurs occupants en mettant l’accent sur l’agencement des décors et des mobiliers. Elle s’intéresse aux endroits dont les éléments apparaissent incongrus ou énigmatiques et dont la fonctionnalité semble incompréhensible ou bien inadaptée. Il y a souvent une charge d’ironie dans ses images, mais l’approche est fondamentalement distanciée et analytique. Décorés, aménagés, parfois simplement structurés par l’usage, ces lieux semblent mis en scène; Lynne Cohen les photographie pourtant tels qu’elle les trouve. Ce sont des espaces génériques, sans identification précise. Ils valent comme récurrences, dans une sorte de typologie informelle des lieux du pouvoir ou des lieux qui servent de filtre à l’accès public.
Lynne Cohen vient de se voir décerner le tout nouveau prix Scotia Bank pour la photographie, d’une valeur de 50 000 $ : c’est une reconnaissance bien méritée pour une artiste canadienne de premier plan dont l’œuvre s’est très systématiquement développée sur une période de quarante ans. Le passage à la couleur a constitué un renouvellement marqué de cette œuvre qui a permis toute la série des spas, ces lieux du conditionnement des corps. Plus récemment, des prises de vue plus rapprochées, n’isolant que quelques éléments, ont traduit un intérêt accru pour des lieux typiques de l’expérience quotidienne commune. Le portfolio que nous vous présentons met l’accent sur cette dimension.
Sylvie Readman s’intéresse elle aussi à une certaine ingénierie de nos espaces de vie en poursuivant son investigation de la banlieue. Sa nouvelle série de grands tirages couleur présente les bâtiments industriels ou institutionnels qui parsèment les accès à la ville un peu comme des monuments, un peu comme les ruines de l’architecture fonctionnaliste. En fusionnant des vues fixes et des vues en mouvement, ses images mettent l’accent à la fois sur le caractère imposant de ces immeubles et sur leur inadéquation aux espaces de vie environnants. Ils sont comme des éléments abstraits posés dans le paysage, conçus comme s’ils ne devaient pas être vus, comme en processus de disparition. Readman complète cette série avec une vidéo, dont l’ambiance évoque un peu les films d’Antonioni, qui montre les aires de circulation piétonne de ces espaces à échelle inhumaine.
Les images d’Ewa Monika Zebrowski s’attachent elles aussi aux espaces et aux modes de vie, mais avec des accents poétiques qui contrastent avec les démarches précédentes. Vues d’intérieurs chaleureux en semi-pénombre combinées à des images en mouvement des façades de Venise prises à partir de l’eau forment un ensemble qui évoque un autre temps. Tout dans ces images, les miroirs, les flous, les lumières, les couleurs, les décors, parlent de mémoire, of time lost…, d’un rythme autre, d’une proximité aux choses qui a moins cours aujourd’hui, mais qui demeure une aspiration. Des images nostalgiques qui, à leur façon, rappellent l’étroite imbrication de nos espaces et de nos modes de vie.
Jacques Doyon