Captatio oculi – Barbara Garant

[Hiver 2012]


Galerie [Séquence], Chicoutimi
Du 28 avril au 5 juin 2011

Les collaborations entre le commissaire Sylvain Campeau et la galerie [Séquence] sont fructueuses. On se rappelle, entre autres, le passage de Fauna secreta en 1999, ou encore celui d’Inférences narratives en 2009, une rétrospective du travail de l’artiste d’origine néerlandaise Wyn Geleynse, qui persiste dans la mémoire des sens. Mentionnons également que la vitrine du centre d’artistes sert d’écran de projection vespéral suite à une initiative de Campeau. Le plus récent des projets issus de cette féconde complicité s’appelle Captatio oculi. Produite par Molior et présentée à [Séquence] au printemps dernier, l’exposi­tion occupait l’entièreté des salles de la galerie. Elle réunissait des œuvres de Jean-Pierre Aubé, de Sofian Audry, de Martin Boisseau et d’Alexandre Castonguay. D’abord, ces quatre artistes utilisent des procédés et instruments technologi­ques dans leur recherche artistique. Mais encore, le commissaire s’est intéressé surtout aux différences dans leur façon d’explorer ces outils ainsi qu’à l’idée de captation présente dans leur démarche.

Il proposait, en conséquence, des œuvres aux caractères fort distincts bien qu’apparentées. Dans l’ensemble, la panoplie technologique déployée contribue à l’esthétique des installations. Cependant, elle ne constitue pas la limite de l’expérience et ne ralentit en rien une réflexion plus fondamentale. Les niveaux technique et logique sont rapidement franchis, et non pas parce que la simplicité des moyens raccourcit le trajet. C’est grâce à une poésie immersive et immédiate, à laquelle les personnes présentes se voient participer. « Certes, écrit Campeau en guise d’intention, chez chacun, le sens est un projet ; il est le résultat d’un work in progress. Il est performantiel, poesis, en instance de constitution. Mais au-delà de tout cela, la sophistication informatique le dispute ici parfois au transcodage des données formant image ». L’image photographique traditionnelle a bien pu muter pour devenir image mouvante en contexte d’installation, sujet cher à Campeau.1

Ainsi, en passant par la technologie, tout deviendrait donnée numérique, matière transposable d’un code à un autre. Jean-Pierre Aubé a traduit, dans son Titan et au-delà de l’infini, les données télémétriques d’un message radio de deux minutes en provenance de Titan, une lune en orbite autour de Saturne. Un drone envoyé en éclaireur sur le satellite a enregistré les données scientifiques de la chute d’une pierre dans son atmosphère soupçonnée d’être similaire à celle de la Terre à son origine. L’artiste s’est servi d’un logiciel pour organiser le fichier sonore sous forme de graphique pour ensuite le compiler au moyen d’un algorithme. Inspiré de ce procédé développé par la nasa qui s’est inscrit dans l’imaginaire collectif depuis son utilisation pour 2001: A Space Odyssey de Stanley Kubrick, le travail de l’image opéré par Aubé évoque une façon de se représenter un déplacement suprahumain sur une distance inconcevable. Le spectateur se retrouve, dans une petite pièce, aspiré par un paysage cosmique, une vidéo-installation dans laquelle sa présence improbable le rend plus grand que nature. L’artiste nous parle de l’infiniment grand de la distance nous séparant de cette lune par l’infiniment précis d’un détail scientifique tout aussi abstrait pour nous.

Alors que la captation dans l’œuvre d’Aubé vient d’extrêmement loin, celle de Martin Boisseau reste collée au lieu même de l’exposition. Septième temps : latéral courbe (pour œil seul) comprend une tour centrale diffusant les images captées sur place quelques jours avant le vernissage : la salle d’exposition, les murs, et Boisseau déambulant autour de l’œuvre-caméra. Riche mise en abyme, cette installation aborde notamment les questions de présence, de langage et de lieu de diffusion. Le mécanisme rotatif concorde parfois avec la prise de vue en travelling circulaire, dédoublant une réalité physique avec son image propre, cette dernière subissant un léger décalage temporel. De plus, la présence de l’artiste, qui tient un discours ou une sorte de conversation à sens unique, est étonnante. C’est comme si le spectateur était invité à une rencontre intime et intellectuelle avec l’artiste, mais qu’une distance de quelques jours à peine devenait une barrière infranchissable. Les deux parties de ce tête-à-tête semblent flotter à proximité ; ils se trouvent dans le même espace mais à des moments différents, sans se toucher mais se rejoignant malgré tout, l’un en parlant, l’autre en écoutant. Il serait pertinent de souligner une parenté avec l’œuvre de Michael Snow, La région centrale  (1971), d’autant plus que le dispositif cinétique de Boisseau prenait place dans un espace de [Séquence] qui porte le nom de cet artiste canadien.

Le langage apparaît également au cœur de Flag de Sofian Audry. Cette fois, c’est l’écrit qui est mis en avant, et sa vocation de donner une forme précise et claire à la pensée semble détournée. Le visiteur peut choisir une affichette et la brandir devant une caméra de surveillance. Un programme de reconnaissance visuelle lit un étrange hiéroglyphe et choisit une séquence de mots dans une banque créée par l’artiste. À chaque nouvelle exposition, la banque est renouvelée par Audry. Il se produit alors une construction narrative spontanée autre que celle qu’on attendait, puisque le mot inscrit à l’envers sur l’affichette n’est pas celui qui se révèle sur la projection au mur. Le processus suit une logique qui va en se complexifiant, la base de données jugeant des liens à faire entre les mots.

Enfin, Alexandre Castonguay conviait lui aussi le visiteur de la galerie à prendre une part active dans son œuvre. Éléments est une installation interactive réalisée en collaboration avec Mathieu Bouchard. Les personnes en présence du dispositif mis en scène participent à l’œuvre par leurs corps et leurs mouvements. Des projections au mur, près du sol, transposent les captations prises à l’instant en des motifs de programmatique que les visiteurs peuvent animer. Il s’agit d’une intéressante référence à la photographie, à la camera obscura et à la désuétude technologique par l’utilisation de ses instruments primaires portés à un autre niveau par des modes d’altération typiquement numériques. Pour mettre les choses en perspective, l’inévitable altération subie dans un processus de transcodage et la poésie en découlant traversent toute l’exposition Captatio oculi. La technologie, instrument de cette transformation, y devient facteur de rapprochements, lieu de rencontre et prétexte à investir l’espace.

1 Voir son essai Chambres obscures : photographie et installation, Éditions Trois, 1995. 288 pages.

 
Barbara Garant a terminé une maîtrise en art à l’Université du Québec à Chicoutimi en 2008. Elle collabore régulièrement au journal Voir ainsi qu’à plusieurs revues et publications. Également poète et plasticienne, elle a présenté son travail dans des expositions collectives et individuelles.

 
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