[Hiver 2012]
par Alice Ming Wai Jim
« Navinland needs YOU », proclame l’attirail promotionnel (souvenirs, vêtements, etc.) qui représente la dernière installation de l’artiste thaïlandais d’origine indienne Navin Rawanchaikul, en référence à sa nation imaginaire. Agencée dans un bar-restaurant à l’entrée des Giardini, où les pavillons nationaux permanents de la Biennale de Venise sont établis depuis 1885, Paradiso di Navin: A Mission to Establish Navinland est une parodie aussi ingénieuse qu’amusante du thème de cette année, ILLUMInations. Avec une participation record de 85 pays (contre 77 en 2009), le thème s’avère approprié pour une biennale qui se débat perpétuellement (comme d’autres depuis) entre l’anachronisme et le futur de la représentation nationale. Au pavillon des USA, situé à l’intérieur des Giardini, l’œuvre de Guillermo Calzadilla (Porto Rico) et de Jennifer Allora, Track and Field (2011) – un char d’assaut de 60 tonnes retourné et reconverti en tapis d’entraînement pour coureurs – fait bruyamment tourner ses chenilles. Aussi ironique, léger ou percutant soit-il, le patriotisme compétitif aux Olympiades de l’art n’en reste pas moins sérieusement présent.
La « construction d’une nation » selon Navin est la cinquième contribution de la Thaïlande, qui n’a pas de pavillon permanent. Peu de pays asiatiques disposent d’ailleurs d’un pavillon dans l’enceinte des Giardini. À l’exception du Japon (1956) et de la Corée (1985), les pays d’Asie participent à la Biennale depuis une dizaine d’années seulement, exposant généralement dans des palais, des églises, des galeries et des entrepôts disséminés dans Venise, ou dans l’Arsenale en expansion. Les expositions inaugurales des pays d’Asie cette année sont celles de l’Inde, du Bangladesh et de l’Arabie Saoudite, tandis que les Émirats arabes unis présentent Second Time Around à titre de seconde participation.
Dans le pavillon indien, Elevator from the Subcontinent, de Gigi Scaria, né au Kerala, nous fait prendre l’ascenseur pour y observer les diverses couches sociales de New Dehli (les scènes urbaines apparaissent par rétroéclairage à l’intérieur d’un véritable ascenseur de stationnement). Nonobstant l’idée d’illuminations inspirée de Walter Benjamin, cette installation multimédia nous fait littéralement remonter le courant « Nord-Sud » unidirectionnel et paternaliste où la perception du « Sud » est largement influencée par l’art impérialiste euro- et américano- centriste.1 Bice Curiger, directeur artistique de la Biennale de Venise 2011, précise dans le catalogue général que le thème de cette année « souhaite favoriser la prise de conscience suscitée intuitivement par la rencontre avec l’art, et sa capacité à affûter les outils de la perception ».
Un certain nombre d’expositions interprétaient ce thème en termes métaphysiques, explorant les dimensions philosophique, spirituelle ou sensuelle de l’Asie à travers ses traditions ou ses présages d’avenir. Malgré cette diversité d’approches, leurs identifications nationales respectives demeuraient intactes, certaines propositions s’avérant plus introspectives que d’autres. L’exposition Pervasions (Imprégnations) au pavillon chinois annonçait une « saveur » nationale (ou « parfum », les deux termes étant associés au même idéogramme chinois), au moyen de cinq expériences olfactives inoffensives, associées aux traditions chinoises : thé (Clouds, de Cai Zhisong) ; lotus (peinture à l’encre traditionnelle de Pan Gongkai, dans le cadre d’une installation semi-immersive où une projection montrait la traduction anglaise de son essai « On the border of Western Modern Art » tombant lettre par lettre, comme de la neige) ; alcool ou baiju (Liang Huangwei) ; herbes médicinales et épices présentées dans des pots de céramique (Yang Maoyuan) ; encens, dont la brume entêtante imprégnait l’ensemble du pavillon et se diffusait à l’extérieur (Yuan Gong).2
L’exposition parallèle Cracked Culture? The Quest for Identity in Contemporary Chinese Art réprimandait les « commissaires étrangers mal informés » et insistait sur la nécessité d’une pratique ou d’une expérience esthétique nationale distincte. Cela en dépit d’un certain manque d’unité (et d’inventivité) dans le contenu de cette exposition répartie sur deux lieux différents, et malgré la présence, a contrario, d’expositions résolument post-nationales – voire post-média – au programme de cette année.3 En l’occurrence, la question politique incontournable sur les artistes chinois en dehors du statu quo de la biennale, « Où est Ai Wei Wei ? » était posée directement et visuellement par des dizaines d’initiés à travers Venise, arborant sur des sacs de tissu rouges le slogan « Free Ai Wei Wei », et relayée par Twitter.4
La recherche d’une unité esthétique – ici panasiatique, et contrée par l’habituelle dichotomie artificielle Est-Ouest – qui rend la programmation des biennales un peu ennuyeuse contaminait une autre importante exposition asiatique collatérale, également présentée en deux sites distincts : Future Pass: Asia to the World présentait 106 artistes établis et émergents originaires de plus de quinze pays (Chine, Taiwan, Japon et Corée du Sud, pour la plupart). Conçue « d’un point de vue asiatique » par les commissaires Victoria Lu, Renzo di Renzo et Felix Schöber, Future Pass s’organisait autour de cinq dichotomies : Est/Ouest, passé/futur, yin/yang, universel/ individuel et virtuel/réel, mais le nombre d’œuvres à prendre en compte estompait ces oppositions.
La majorité des œuvres se rattachaient à un style que Lu définit comme « une esthétique Animamix », au croisement de l’animation et des « comics », qui représente non seulement « une “nation” artistique transcendant les frontières nationales, mais aussi un nouvel univers artistique centré sur l’Asie, un nouveau paradigme esthétique qui essaime partout dans le monde. » Dans un ordre d’idées similaire, l’environnement multimédia immersif créé par Tabaimo sous le titre Teleco-soup, au pavillon japonais des Giardini, cherchait notamment à renouveler une perception de l’animation japonaise qui associe cette dernière au syndrome des Galápagos. Au pavillon de la Corée, Lee Yongbaek proposait deux moulages de pietà de facture « Animamix » : la première (Pietà: Self-hatred) montrait deux lutteurs de K1 de style manga dans une empoignade mortelle, tandis que les personnages de la seconde (Pietà: Self-death) adoptaient la pose plus classique de la Vierge Marie tenant le corps du Christ mort, selon la tradition chrétienne occidentale.
L’interprétation d’esthétiques régionales (telles le cosplay et la cute culture répandus en Asie), comme courants esthétiques mondialisés n’appartient sans doute pas moins à une entreprise d’essentialisation des cultures que la volonté de distinguer un art proprement national. Il est certain néanmoins que ces échanges préparent à un forum indispensable pour réfléchir à l’émergence de nouvelles histoires de l’art – l’histoire de l’art elle-même étant issue des Lumières, à laquelle illuminations fait également référence.
C’est aux pavillons de Singapour et de Taiwan que les histoires de l’art comparatives et globales se conjuguaient avec le plus de succès, grâce à des expositions remarquablement conçues et agencées. The Cloud of Unknowing du Singapourien Ho Tzu Nyen, accompagnée d’un catalogue tout aussi impressionnant, doit son titre à un manuel médiéval du xive siècle pour apprentis moines. Le nuage dont il est question a cependant moins à voir avec des instructions de prière qu’avec la façon dont les nuages, en tant que signes polysémiques, ont été représentés dans l’art et l’histoire de l’art. Ho interprète librement un univers visuel qui va des classiques au baroque, comme le Caravage et le Bernin, aux paysages chinois de Mi Fu et When Zhengming, dans une démarche entièrement au « service des nuages » (d’après John Ruskin) : si cette vidéo en huit parties est tournée dans les pièces décrépites d’un hlm de Singapour promis à la démolition, le véritable protagoniste du film est bien le nuage, qui envahit non seulement l’écran mais, littéralement, l’espace d’exposition. Selon la commissaire June Yap, « Les nuages, dont les formes sont le support de notre imaginaire, deviennent dans l’univers de la représentation des “indications” de sentiment et d’émotion […] soulignées ici par l’utilisation du son et de la fumée. »5
Le son était à l’honneur dans la contribution de Taiwan cette année, à la fois sur le site et en tant que médium, incluant une « bibliothèque-bar de sons ». Les projets des artistes sonores connus ou émergents Hong-Kai Wang (Music While We Work, enregistrements sonores et vidéo de témoignages dans une fabrique de sucre en activité depuis un siècle) et Su Yu-Hsien (Sounds of Silence, où l’on entend des bateliers indonésiens, un ramasseur de poubelles alias Plastic Man et un sans-abri) – ainsi que des créateurs d’événements Fujui Wang, Chi-Wei Lin et DJ @llen (le parrain de l’électronique taiwanaise), remplissaient le Palazzo delle Prigioni de sonorités qui reflètent les mouvements sociaux et la production sonore à Taiwan depuis la fin de la loi martiale en 1987. L’équivalent auditif d’Animamix ? Qui sait… Mais les savoureuses découvertes transnationales de ce genre sont les récompenses de notre immersion dans l’univers culturel des biennales.
Traduit par Emmanuelle Bouet
2 La présence des artistes chinois est particulièrement marquée depuis 1993 ; le pavillon de la Chine à l’Arsenale a été inauguré en 2007, tandis que ses stars internationales participent régulièrement aux expositions de groupe de la Biennale, ou exposent en solo dans des galeries vénitiennes, comme la collection François Pinault au Palazzo Grassi.
3 Un titre plutôt malencontreux, dont mon conjoint m’assure qu’il s’agit d’une mauvaise traduction de « culture fragmentée », auquel cas l’événement pourrait faire référence doublement aux illuminations suggérées par le directeur artistique de la Biennale, Bice Curiger : « la véritable alternative créative à l’illumination religieuse ne réside certainement pas dans les narcotiques. Elle réside dans une illumination profane, une inspiration matérialiste et anthropologique dont le haschich, l’opium ou autre drogue peuvent donner une leçon préliminaire. (Mais dangeureuse…) » Walter Benjamin, « Le surréalisme, dernier instantané de l’intelligence européenne » (1929), italiques dans l’original.
4 Ai Wei Wei, artiste, architecte et observateur social vivant à Pékin, fut arrêté par les autorités chinoises le 22 avril et relâché le 22 juin 2011. La question était également posée par le deuxième essai du catalogue de la Biennale, texte qui, à l’exception du titre, ne fait aucune mention d’Ai Wei Wei. cf Giovanni Carmine, « Where is Ai Weiwei? » illuminations, cat. d’exposition. (Venise, Marsilio Editori, Fondazione Le Biennale di Venezia, 2011). p. 58-63.
5 June Yap, « Adrift on The Cloud of Unknowing, » dans Ho Tzu Nyen : The Cloud of Unknowing, cat. d’exposition Pavillon de Singapour, 54e Biennale de Venise (Singapoure, National Arts Council, éd. June Yap, 2011), p. 8.
Alice Ming Wai Jim est professeure associée en art contemporain à l’Université Concordia. Sa recherche actuelle porte notamment sur l’art asiatique contemporain et la culture des biennales.