Serge Emmanuel Jongué, Capter et narrer l’indicible – Mona Hakim

[Hiver 2012]


par Mona Hakim

Dans la communauté photographique, le nom de Serge Jongué ne nous était pas inconnu. Auteur d’un important essai intitulé « Le nouvel ordre photographique » paru en 19881, Jongué portait un regard lucide sur les enjeux de la photographie documentaire au Québec dans les années 1970. Sa relecture du discours officiel rattaché à cette école photographique est devenue aujourd’hui un classique pour qui s’intéresse à l’histoire et à la compréhension des pratiques photographiques québécoises. Ce que nous connaissions moins toutefois est l’existence du photographe chevronné derrière la plume aiguisée de l’écrivain. Malgré une reconnaissance importante de ses œuvres en Europe et une large circulation au Québec — quoique le plus souvent dans des lieux « non institutionnels » il faut le dire —, celles-ci sont demeurées ici encore trop méconnues. Présentée exceptionnellement aux trois étages de la maison de la culture Côte-des-Neiges du 8 septembre au 15 octobre derniers, Boarding Pass, l’exposition consacrée à Serge Emmanuel Jongué, décédé en 2006, a le mérite de nous faire découvrir une production photographique puissante et profondément troublante. Sous le commissariat de Serge Allaire, cette généreuse et solide rétrospective (près de 250 clichés) vient combler une lacune de taille à l’égard d’un artiste privé d’une réception critique digne de ce nom, mais ayant néanmoins occupé une place singulière dans les pratiques photographiques québécoises et canadiennes des années 1990.

Son engagement s’affirme également auprès de groupes com­munautaires, plus particulièrement des immigrants du quartier Côte-des-Neiges où il habite. Le premier des deux volets de l’exposition s’ouvre avec la série Identités métropolitaines (1990-1991), œuvres inscrites dans la tradition du photoreportage qui lui confirme le pouvoir des images à constituer la mémoire d’une culture ouvrière et immigrante. Avec les quelque dix mille kilomètres arpentés dans la région métropolitaine et les sept mille clichés à la base de ce corpus, Jongué s’offre une liberté qui lui permet d’exprimer sa propre façon de voir et de sentir Montréal, de « retrouver l’odeur d’une ville insoupçonnée, drôle, charmeuse, hybride, noire, blanche, café au lait », écrira-t-il dans ses notes personnelles. « Sentir. Avec une attitude débridée, dépouillée autant des modes que des canons classiques ». Décisives au sein de son parcours, les œuvres de cette série, comme celles de Portraits dénudés (1998-1999)2, semblent terminer un cycle et annoncer le début d’une nouvelle démarche qui, progressivement, remettra en question les visées de l’acte photographique et sa fonction séculaire en tant que document social. Désormais, sous le signe du nomadisme, du voyage intérieur et de la quête identitaire, Jongué fera place à une écriture plus personnelle tout en provoquant une réflexion critique sur les conceptions traditionnelles de l’identité et de nos mémoires. En évoquant l’idée de voyage imaginaire et de métissage, des projets comme Nomade (1990-1991), Métis (1997) ou Boarding Pass (2000) témoignent de l’impact qu’ont eu ses parcours urbains sur la façon de mettre en forme leur dimension psychique. En retournant l’objectif de la caméra sur lui-même, Serge Jongué plonge le spectateur dans un univers intimiste et poignant. Constituant le second volet de l’exposition, deux étages de la maison de la culture sont consacrés à cette période plus introspective, la plus vaste des salles accueillant la plus grande part des œuvres, parmi peut-être les plus émouvantes.

L’œuvre de Serge Jongué, volumineuse et dense, est peuplée de ruelles, de repères architecturaux, d’objets hybrides, de personnages furtifs, de visages énigmatiques et en gros plan qui, saisis au détour de ses nombreux trajets, semblent traqués sous l’emprise d’un sentiment d’urgence. À cette iconographie expressionniste, se juxtapose une écriture fébrile, ayant tantôt préséance sur elle, tantôt prenant la forme d’un intitulé inscrit sous l’image, mais toujours indissociable d’elle. Manifestement, textes et images traduisent une volonté frénétique de remonter le fil des origines de l’artiste, à travers un récit à la fois imaginaire et autobiographique. Les mots, chez Jongué, se fixent aux images de manière décalée comme des hiatus dans une histoire individuelle et collective à reconstituer. « Ce que je ne peux photographier, affirme-t-il encore, je peux l’écrire ». Fait important à noter, Jongué capte la plupart de ses images au Polaroïd. L’usage de ce type d’appareil semble répondre à un besoin inné de réagir spontanément aux événements, de capter et de figer l’émotion dans l’immédiat. Si certaines séries d’images sont passées du Polaroïd au numérique, celles-ci sont néanmoins recadrées dans le format carré de l’appareil, un procédé systématique et déterminant dans sa production. Le choix récurrent du petit format de même que l’accumulation d’images que produit cette méthode démontrent bien l’attitude compulsive de ce photographe de saisir à vif les événements de son quotidien, de faire se télescoper de manière répétitive et insistante les épisodes multiples de son parcours mental. Et puis, il y a l’omniprésence du flou dans le rendu des images qui creuse dans le mystère et vient littéralement nous hanter.

Un rendu presque spectral, qui non seulement traduit le caractère éphémère de la perception mais confirme la vulnérabilité du photographe derrière ses sujets, voire ses réminiscences et états d’âme aux inflexions souvent tragiques. S’installe donc dans ce travail post-documentaire, et comme il le précise bien dans ses notes, « une préoccupation plastique dans laquelle la photo est envisagée comme matériau brut plutôt que référent de représentation ». Images hors foyer, sous-titres transcrits sur du ruban adhésif (et dont les repentirs sont laissés apparents suite à la numérisation), constance du format géométrique des clichés sont autant d’incursions dans la matière photographique qui témoignent de la quête incessante du photographe de matérialiser les traces de l’espace mental, de son obsession à saisir l’indicible. On l’a dit, Serge Emmanuel Jongué est un être de pulsions. Cahiers de notes, livres, clichés, objets, souvenirs de toute sorte s’accumulaient au gré de ses périples physiques et émotifs. Pour la préparation de l’exposition, il importait, de la part du commissaire Serge Allaire, de mettre de l’ordre dans les archives de l’artiste en procédant par classement, numérotation et expertise. De plus, s’imposait à lui la lecture entière des cahiers de notes afin de s’imprégner de l’univers foisonnant et exalté de Jongué. Un travail considérable qui a nécessité plus d’un an et demi de recherche soutenue. Instigatrice du projet rétrospectif en hommage à son compagnon de longue date, Marie-Josée Lacour fut une collaboratrice extrêmement précieuse auprès du commissaire, attentive à chaque étape du projet et donnant accès à la volumineuse production photographique et manuscrite ainsi qu’aux artefacts de ce collectionneur atypique.

En cherchant à respecter l’intégrité de l’œuvre, en se collant au plus près de la démarche de Jongué, Serge Allaire a produit une exposition significative, relatant l’évolution de la production de l’artiste tant dans ses grands axes conceptuels que dans la charge d’affects qu’elle possède. Regroupées en série, les images défilent selon une logique séquentielle, dans l’esprit de la trame narrative et du haïku chers à l’artiste, chaque série étant considérée comme un projet, comme une sorte de texte en soi. Par ailleurs le dispositif d’accrochage qui isole chacun des projets permet une déambulation ponctuée d’intervalles qui aide à la respiration de l’ensemble et évite par le fait même l’aspect chaotique qu’aurait pu produire la profusion des images. Bien sûr leur petit format se prête aisément au système sériel, de sorte que l’on entre dans ces mosaïques d’images comme dans un registre d’émotions vives incitant à une lecture attentive, proxémique, lente, presque contemplative de chacun des extraits du récit imagé. Dans le même ordre d’idées, deux vitrines composées d’artefacts appartenant à l’artiste, tels que cahiers de notes, machine à écrire, appareil photo, planches-contacts griffonnées, livres portant sur la cause des Noirs ou sur des photographes comme Robert Frank (son mentor) tracent un survol à la fois éclairant et touchant de son univers mental et créateur.

À l’étage principal, des titres ancrés à la surface des images comme Desire, The Dead Man, Darkness, Le chagrin ou Street Fire nous interpellent et disent en toutes lettres les états d’âme d’un être tourmenté et de plus en plus hanté par la mort. À cet effet, la série Passenger (2002-2004) réalisée près de deux ans avant son décès s’avère troublante par sa portée prémonitoire. Âme déposée, Le deuil, La mort 5 : am, Tombe bleue sont au nombre des dix photographies de cette série fixées sur une cloison en plein centre de l’espace, faisant figure de stèle, de monument pivot au cœur des projets Undressed Passion (2000-2003), Boarding Pass (1999-2000), Objets de mémoire # 2 (1994-2005), Totem (2004-2005) et Suite cubaine (2002-2005). Cet aspect plus mémoriel de l’exposition trouve un écho dans la structure totémique, perceptible à plusieurs niveaux dans les séries Totem, Objets de mémoire # 2, Indian’s Land et Métis-Installation. Elle révèle surtout la fascination de Serge Jongué pour la culture amérindienne de même que sa volonté explicite de s’intégrer dans l’américanité. Selon une formule reconnue, le totem n’est-il pas le symbole d’un lien parental ou d’adoption avec la collectivité ? « Formellement, indique Serge Allaire dans le communiqué, la structure totémique permet ici de rassembler les fragments épars d’une identité et affirme du même souffle, symboliquement, son inscription dans la culture canadienne et plus globalement dans l’américanité, manifeste dans le titre du projet Totem, A North American Celebration ». De fait, les gros plans de totems et de majestueux arbres sculptés par le temps (ceux-ci captés au nord de Graham Island) interrogent à la fois la notion de temporalité et étayent la métaphore de la traversée d’un état de nature à celui de culture. L’évocation de la figure totémique est également présente dans la disposition cruciforme de chacun des quatre projets qui composent l’installation Métis (1990-1996)3, ces quatre projets, notons-le, ayant déjà fait partie de la toute première exposition d’envergure de l’artiste à la galerie d’art de l’Université Bishop en 19994. Pour la rétrospective, le commissaire Allaire a tenu à respecter intégra­lement le plan d’installation retrouvé dans les cahiers de notes de Jongué. Occupant à elle seule la petite salle du 1er étage, on y déambule comme dans une chapelle, sous un éclairage tamisé au son assourdi d’une musique de jazz (qu’affectionnait Jongué).

À des fins de mise en contexte, il convient de préciser qu’à partir des années 1990, au moment où le nationalisme québécois s’affirme avec vigueur, l’œuvre de Jongué s’inscrit dans le mouvement d’une réflexion critique qui repense les fondements d’une identité nationaliste à caractère ethnique définie de manière le plus souvent monolithique. Dans le champ littéraire, un nombre important d’écrivains dont les Sherry Simon, Régine Robin, Pierre L’Hérault ou Alexis Nouss abordent avec acuité la question de l’identité québécoise (par le biais de sa littérature), sous l’angle de l’identique et de l’hétérogène. La littérature québécoise « ne peut plus être pensée comme complétude, mais comme ouverture, affirme Pierre L’Hérault, la diversité n’y étant plus perçue comme une menace, mais comme le signe du réel inévitablement multiple. »5 C’est à l’iden­tité monolithique que s’oppose, chez Jongué, la nature hybride d’une expérience personnelle façonnée par des origines mixtes et des trajets migratoires diversifiés. Et c’est dans cette même conjoncture que l’on comprendra son discours critique des années 1990 à l’égard de la photographie documentaire québécoise, qui « préfère entretenir, dit-il, l’illusion réconfortante d’une cohésion sociale : elle tient par-dessus tout à se faire aimer, ceci dans l’exacte mesure où elle nourrit le désir permanent de décrire un groupe homogène plutôt que d’affronter la disparité grandissante d’une société en transformation rapide. »6

Du point de vue esthétique, le passage du documentaire à une démarche introspective positionne la production photographique de Serge Jongué au sein des pratiques subjectives et dites plus « plasticiennes » qui ont eu cours dans les années 1980 et 1990 au Québec. « En favorisant le fragment, l’hybridité et l’hétérogène dans la construction identitaire, elle contribue de manière significative à définir, entre autobiographie et autofiction, les modalités de l’autoreprésentation, confirme Allaire, et participe du fait même à l’élaboration d’enjeux post-modernistes dans la photographie québécoise ». J’ajouterai qu’au-delà du caractère parfois impénétrable et introverti de l’iconographie, on détecte néanmoins chez cet artiste humaniste et engagé une volonté d’accès à l’autre, comme un be­soin presque viscéral d’inclure des extraits d’une mémoire collective dans la définition d’une cartographie de l’intime. En ce sens l’œuvre de Jongué se démarque des modalités autobiographiques reconnues et, de ce fait, se révèle unique au sein des pratiques québécoises.

Il faut donc saluer ici le travail de recherche et la mise en expo­-sition exemplaires du commissaire, de même que la détermination de Marie-Josée Lacour de poursuivre ses efforts pour la reconnaissance de l’œuvre de son compagnon. Une fondation au nom de Serge Emmanuel Jongué a depuis été créée afin d’encourager la recherche, la diffusion et la légitimation de l’œuvre. Une très sensible publication de Lacour a également été lancée lors de l’exposition. Les contours de l’imaginaire cherche à faire revivre, à travers les artefacts, photos et récits de l’artiste, les traces mentales et affectives qui ont habité leur vie commune7. Par ailleurs, une sélection succincte de projets, dont Mémoire aux yeux clos, a été exposée à la galerie Simon Blais parallèlement à la rétrospective, histoire d’introduire cette production singulière auprès d’éventuels collectionneurs. Si la reconnaissance de Serge Emmanuel Jongué passait beaucoup par la communauté noire, la rétrospective Boarding Pass, qui a sorti cet artiste de son relatif anonymat, nous aura appris que des efforts sont encore à faire pour combler certaines carences de taille dans notre histoire de la photographie québécoise.

1 Serge Jongué, « Le nouvel ordre photographie ». Treize essais sur la photographie, Musée canadien de la photographie, 1988, p.36-54.
2 Ce corpus a été réalisé au Carrefour Jeunesse-Emploi de Côte-des-Neiges, où passaient des jeunes d’horizons divers qui lui ont concédé au pied levé quelques minutes de prises de vue.
3 Trois des quatre projets de l’installation Métis s’inscrivent dans un projet plus vase de l’artiste sous le titre Contredanse, un roman photographique polyphonique resté inachevé.
4 Il faut souligner ici la perspicacité de Gaëtane Verna, directrice à cette époque de la galerie d’art de l’Université Bishop à Lennoxville, qui a cru sans réserve au talent de Jongué. Sous sa direction au Musée d’art de Joliette, elle a également présenté en 2007 Totem, La Messe américaine, un an après le décès de l’artiste.
5 Pierre L’Hérault, « Pour une cartographie de l’hétérogène : dérives identitaires des années 1980 », dans Sherry Simon et al., Fictions de l’identitaire au Québec, xyz éditeur, Montréal, 1991, p. 56.
6 Serge Jongué, op.cit., p.47.
7 Serge Emmanuel Jongué, Marie-Josée Lacour, Les coutures de l’imaginaire, Éd. du cidihca en coédition avec la Fondation Serge Emmanuel Jongué, Montréal, 2011

Né en France d’un père guyanais et d’une mère polonaise, Serge Emmanuel Jongué émigre à Montréal en 1975. Formé en littérature à l’Université d’Aix-en-Provence où il se consacre à la bande dessinée, il entreprend dès son arrivée au Québec des études doctorales au Département d’études françaises de l’Université de Montréal. Ce lien viscéral qu’il entretient avec le texte et l’image le suivra tout au long de son parcours professionnel en tant que critique, historien, poète et photographe.

Mona Hakim est commissaire d’exposition, historienne et critique d’art. Elle est l’auteure de nombreux opuscules, monographies d’artistes et textes de catalogues. Son champ d’intérêt porte sur la photographie contemporaine et actuelle. À titre de commissaire, elle a réalisé plus d’une quinzaine d’expositions solos et collectives, ici et à l’étranger. Elle enseigne l’histoire de l’art et l’histoire de la photographie au cégep André-Laurendeau (Montréal).

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