Eamon Mac Mahon, Landlocked – Isa Tousignant, Le Grand Nord vu d’en haut : perspective sur les espaces sauvages

[Automne 2012]

J’ai découvert le travail du photographe et artiste canadien Eamon Mac Mahon en tant qu’éditrice d’une revue de voyage, où il alimentait les légendes locales. Il avait réalisé un reportage sur les Bahamas en risquant sa vie : depuis un minuscule avion bringuebalant plus troué – tradition oblige – qu’un filet de pêche, penché au-dehors par la plus grande ouverture (et maintenu par une simple corde), il avait photographié en vol les eaux turquoise et tourbillonnantes. La série lui valut plusieurs prix.

Connu majoritairement pour ses reportages photographiques parus dans les prestigieuses revues Walrus, Toronto Life, Canadian Geographic, National Geographic, W, Time et enRoute,Mac Mahon a également réalisé quelques séries plus personnelles, significatives d’une démarche qui va au-delà du défi aventureux. Amazon of the North (2011), paru dans Walrus sous la forme d’un essai photographique, compose une sorte de lettre d’amour d’un écologiste à la forêt boréale, la plus grande réserve terrestre de carbone. Mac Mahon nous présente cette irremplaçable ressource naturelle – désormais sous la menace de l’industrie – essentiellement par des vues aériennes, révélant la nature dans toute sa grandeur, ses textures et ses motifs. Landlocked, la série présentée ici, est un projet plus récent : on y découvre cinq ou six communes nichées au coeur de cette même forêt, au nord de la région où Mac Mahon a grandi. Aucune route ne mène à ces petites grappes d’habitations humaines; elles sont accessibles uniquement par avion. Heureusement, Mac Mahon est un habitué de la chose.

Bien qu’il ait grandi dans le nord de l’Alberta, aux portes de la forêt boréale, jusqu’à l’âge de six ans,Mac Mahon a ensuite vécu deux ans en Irlande, puis à Toronto pendant le reste de son enfance. Depuis, son parcours est celui d’un citoyen du monde, en partie grâce à une rencontre fortuite durant cette période torontoise : il y a forgé une solide amitié avec Stephen Anderson. Après avoir travaillé un temps dans la pêche commerciale, Anderson devint pilote et propriétaire d’un petit avion de brousse. « Mon ami Stephen s’est acheté à Halifax un vieux biplace à train classique, et il a d’abord volé de Toronto jusqu’en Alberta pour accumuler des heures de vol », raconte Mac Mahon au téléphone, lors d’une escale à Boston (il embarquait le lendemain pour un mois de traversée à bord d’un navire en partance pour l’Islande). « Je l’ai accompagné en essayant de nous trouver des contrats en chemin – n’importe quel type de mission aérienne. Souvent, si nous passions par une petite ville qui avait un grand hôtel, un terrain de golf ou un office du tourisme, je décrochais un contrat photo. »

La première année, le duo partit d’Edmonton vers le nord, puis vers l’ouest, survolant les paysages où Mac Mahon avait vécu enfant. La deuxième année, des contrats intéressants leur permirent de photographier des réservoirs pour un groupe écologiste, et des caribous pour le World Wildlife Foundation à Old Crow, au Yukon, ce qui les conduisit à d’autres explorations au Yukon et à une expédition en Alaska la troisième année. Ces images aériennes, comme Winding River, White Oil et Rainbow, sont imprégnées de l’exaltation qui accompagne la réussite d’une entreprise supra-humaine.

Il y a quelque chose dans le fait de voir le monde d’en haut qui suscite une étrange griserie. C’est aussi simple que le frisson d’exaltation qui nous saisit, de­puis l’invention de l’aviation, lorsque nous dépassons notre condition de créatures terrestres : « l’homme à la conquête du ciel ». Mais il y a aussi un émerveillement paradigmatique devant l’évidente autosuffisance et l’autonomie esthétique de la nature sauvage. Aper-cevoir le globe, la Terre, dans cette perspective et à cette distance inhumaines, nous révèle une beauté à laquelle nous ne devrions pas, logiquement, physiologiquement, avoir accès. Mac Mahon, grâce à Anderson, s’est em­barqué dans ce que le théoricien de l’art Jonathan Bordo pourrait appeler la grande exploration des espaces sauvages (wilderness). Mac Mahon n’est pas équipé de baïonnettes, de machettes ou de bottes de cuir pour conquérir un terrain accidenté et imprévisible, tels que nous imaginons que l’étaient nos ancêtres pionniers. Il utilise plutôt un oiseau d’acier, une machine volante, pour infiltrer la nature brute et la changer en « espace sauvage ».

Selon Bordo, la notion de wilderness transforme notre perception de la nature sauvage (the wild) « incontrôlable, aride, désolée », qui devient alors « transgressive, jubilatoire, une condition de pure présence ou absence. Le terme de wilderness est un marqueur linguistique qui manifeste ou incarne cette condition propre aux territoires vierges. Le suffixe –ness enveloppe en quelque sorte la nature sauvage comme un nid ou une niche, comme si cette sauvagerie était contenue, ou devenait le noyau d’une entité. En ce noyau réside la sauvagerie, l’informe : where the wild things are, le règne des êtres sauvages. »1 Il poursuit : « Nous ne trahissons pas Wittgenstein en affirmant que c’est la grammaire, et non la philosophie, qui devient métaphysique au regard d’un mot aussi ordinaire que wilderness et de ses modalités d’emploi. Le concept de wilderness démontre son (auto)promotion comme signe linguistique signifiant la dislocation et le vide, la revendication d’une culture à l’intérieur de la culture, une pure volonté (willfulness, dont la racine germanique est wil) au-delà des lois. Il offre une signification en vidant et dissolvant le sens. Il crée un halo autour d’un énoncé très humain en déclarant l’effacement de la présence humaine. Le terme de wilderness se positionne en tant que signe pour menacer d’extinction le signe humain lui-même. »2

En captant – ou capturant – la nature sauvage le temps d’une fraction de seconde depuis les hauteurs de son obturateur, Mac Mahon ajoute sa voix à l’éternelle bataille pour la suprématie entre l’homme et la nature. L’autonomie des espaces sauvages selon Bordo est tan­­gible dans le cadre de vues aériennes comme Winding River, où les circonvolutions élaborées au hasard par Mère Nature sont infiniment plus séduisantes que si l’homme les avait imaginées. Et pourtant, un être hu­main a été suffisamment ingénieux pour parvenir à les voir.

« Les espaces sauvages ne fonctionnent pas différemment de nos villes, tels que je les vois, explique Mac Mahon. La nature s’autorégule, tout change sans cesse – si des arbres sont coupés, de nouvelles plantes apparaissent… c’est un équilibre entre des forces en opposition qui parviennent à un accord. Nous n’avons pas autant de pouvoir que nous le pensons. C’est complexe à évaluer à l’échelle du temps terrestre : il est difficile de déterminer l’impact que l’espèce humaine aura sur le long terme. »

Un thème récurrent dans le travail personnel de Mac Mahon, outre la nécessité pressante de témoigner et de rendre compte des dommages écologiques provo­qués par nos activités, est celui de l’ultime insignifiance de l’homme. Ce thème est visible de façon relative dans ses photographies aériennes, mais il devient évident lorsque Mac Mahon descend d’avion et travaille au niveau du sol. Des images comme Treehouse, Iceberg et Picket Fence révèlent l’absurdité concrète de nos efforts pour contrôler et domestiquer la nature. Comment une rangée de piquets peut-elle constituer une démarcation entre une zone de forêt vierge et une autre ? Peut-on vraiment revendiquer la propriété d’un territoire dans ce contexte ? Une œuvre comme Tangled Wires nous montre exactement ce que les éléments pensent de nos tentatives dérisoires pour rester en contact les uns avec les autres via des technologies sophistiquées : ils nous rient au nez. C’est une leçon d’humilité.

La série Landlocked, où Mac Mahon visite les communes éparpillées au nord de la région civilisée et do­mestiquée de l’Alberta où il a grandi, est imprégnée d’un humour plein de philosophie. En faisant allusion à la théorie de Gaïa, selon laquelle la Terre s’autorégulera malgré tout ce que nous essayons de lui faire en tant qu’entités parasites (et peut-être en nous effaçant com­­plètement, remarquez), son œuvre transmet la perspective d’un homme éclairé par une vue d’ensemble lui ayant apporté un recul que bien peu d’entre nous ont le privilège de posséder. Il est lucide, et considère l’ironie de nos efforts avec une curiosité anthropologique.

« C’est certainement un aspect essentiel de la photographie », commente l’artiste. « J’ai de plus en plus le sentiment que nous vivons une époque unique. C’est difficile à prévoir, mais nous pourrions très bien développer tout le Nord de la planète comme l’Europe s’est développée. Le sort de l’Arctique et de la forêt boréale est en train de déterminer le futur de l’humanité. Malgré tout, c’est extraordinaire que nous ayons encore d’immenses espaces vierges à notre époque. On les ronge peu à peu, mais ils sont encore là. Dans ces petites communes, on est cerné et submergé par l’immensité de la nature, mais dans un sens positif. Toute la nuit, on sent la profondeur de l’obscurité qui nous assiège. J’adore cette sensation. »
Traduit par Emmanuelle Bouet

Eamon Mac Mahon (né en 1976) est un photographe et vidéaste vivant actuellement à Toronto. Élevé dans le nord de l’Alberta, il fut fasciné très tôt par les espaces sauvages du Grand Nord canadien. Son travail a été présenté au Griffin Museum of Photography, au Higher Pictures, au San Jose’s Institute of Contemporary Art et au Power Plant. Sa série Landlocked, qualifiée de « magnifique et mystérieuse » par le Globe and Mail, a été exposée pendant un an à l’aéroport international Pearson de Toronto à l’occasion du CONTACT Photography Festival. Mac Mahon travaille actuellement à l’élaboration de son premier ouvrage, qui sera publié par Daylight Community Arts Foundation en 2013. www.eamonmacmahon.com

Isa Tousignant contribue régulièrement au magazine Canadian Art, ainsi qu’au blogue consacré à la scène artistique montréalaise pour akimbo.ca. Elle est rédactrice indépendante dans le domaine de la culture, de la décoration, du design et du voyage. Après avoir travaillé comme éditrice de journaux et de magazines pendant plus d’une décennie, elle a récemment quitté l’univers des bureaux pour écrire son premier livre, qui portera sur les animaux dans l’art contemporain.

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