[Printemps-été 2013]
par Emmanuel Hermange
Le parcours de Dominique Auerbacher, à ses débuts, est étroitement lié à l’émergence des commandes photographiques consacrées au paysage en Europe, à commencer par la Mission photographique de la Datar qui l’a fait connaître au milieu des années 1980. Elle y avait ouvert un vif débat en choisissant, contre toute attente, de photographier plusieurs grandes villes européennes dans le cadre d’un travail sur la ville de Lyon, ceci afin de mettre en évidence une certaine uniformisation des grands centres urbains. Au fil des commandes et d’autres travaux, comme ceux qu’elle a consacrés à l’univers d’Ikea à partir de son catalogue (Fauteuils et Catalogue Pieces, 1995), elle a développé une réflexion sur la notion de lieux communs en examinant le lien entre paysage et territoire, ce dernier surdéterminant désormais quasi totalement à ses yeux le regard que l’on porte sur le premier. Inscrit dans une ample recherche sur les cultures graphiques urbaines, Scratches poursuit cette réflexion en prenant les tags comme vecteur du regard “dans” la ville, soit une forme d’inscription qui pose paradoxalement la question du commun dans l’espace public en partant d’un geste résolument sauvage. Car si les tags, comme les graffitis, sont désormais souvent exposés dans les galeries et les musées et leur esthétique reprise sur toutes sortes de supports commerciaux, l’opinion et les pouvoirs publics continuent de parler de «vandalisme» dès qu’ils surgissent dans leur contexte d’origine, hors des sites que leur dédient parfois les aménageurs dans l’espace urbain.
Depuis la chute du Mur, Berlin est devenue, à l’échelle de l’Europe, une sorte de laboratoire de l’urbanité du XXIe siècle. C’est dans ce contexte où tous les phénomènes semblent exacerbés qu’en 2007, résidant alors régulièrement dans la capitale allemande, Dominique Auerbacher s’est intéressée aux inscriptions et aux collages dont l’inventivité, la diversité et la densité singulières donnent à l’espace urbain l’apparence d’un forum diffus et discontinu dans lequel ces gestes et ces formes graphiques semblent s’interpeller et se répondre. Au moyen d’un grand nombre de clichés – une « prise de notes », précise l’artiste –, elle a élaboré un premier ensemble de vingt-sept photographies intitulé Kunst ist Waffe (« L’art est une arme », 2008) en référence à l’affichage anonyme sur des abribus de cette déclaration suivie du nom de son auteur, le dramaturge allemand Friedrich Wolf qui a publié un court texte sous ce titre en 1928. Défendant, contre « l’art pour l’art » bourgeois, une conception marxiste du rapport entre art et société, Wolf affirme que « l’écrivain qui ne voit pas le conflit tragique dans nos rues aujourd’hui, qui n’est pas saisi et subjugué par elles, celui-là n’a pas de sang dans les veines !
Il voit le monde depuis son bureau ou à travers les fenêtres poussiéreuses de l’église et renonce à s’engager dans une vie dure, sauvage, revêche et sans ornements à laquelle, aujourd’hui, l’art participe !1 » Une conception de l’art et du rôle de l’artiste que Dominique Auerbacher a souhaitée mettre à l’épreuve de la période actuelle en engageant un vaste travail sur le foisonnement des formes graphiques au sein des cultures urbaines. Car l’analyse de ses « notes », dont Kunst ist Waffe est une première sélection, l’a amenée à distinguer dans cette matière urbaine cinq aspects devenus autant d’ensembles d’images distincts parmi lesquels figure Scratches, qu’elle vient d’achever après avoir présenté Nachstücke (« Morceaux de nuit », réalisé avec Holger Trülzsch), une installation de cent soixante images décelant des états sauvages de la ville dans certaines de ses poches désertes (galerie Nosbaum & Reding, Luxembourg, 2011). Les trois autres ensembles, Ornements urbains, Assemblages collectifs et Psyché urbaine, sont en cours d’élaboration. En parlant non pas de « séries » mais d’« ensembles », Dominique Auerbacher souligne certains traits de sa méthode de travail qui consiste notamment à laisser la sélection et l’organisation de ses images ouvertes et en mouvement.
Si les taggueurs défient un pouvoir, tout laisse à penser qu’il s’agit de celui du design. Ce design que l’on pourrait dire aujourd’hui à la fois intégral et total, qui pousse toujours plus loin une forme d’illusion de transparence et de fluidité […]
C’est une amplification inédite de la pratique des tags sur les vitres du tramway berlinois qui est à l’origine de Scratches (« rayures », « griffures »). L’artiste a choisi ce terme anglais autant pour ses qualités onomatopéiques que pour le lien qu’il suggère, au sein de la culture hip-hop, entre la pratique du taggueur qui agit furtivement avec des outils aigus plus ou moins bricolés2 et la technique du scratching grâce à laquelle, dans le rap, un DJ accélère ou ralentit le mouvement d’un disque vinyle sur une platine, faisant ainsi entendre, comme par effraction, le frottement de la pointe de lecture sur le disque. L’intensification de cette accumulation d’acronymes, de signes et de gestes gravés dans les vitres des trams est liée au défi que se sont tacitement lancés les taggueurs et la compagnie des transports berlinois (BVG) de 2008 à 2010, date à laquelle, après plusieurs essais infructueux de protection des vitres, un film teinté et couvert du motif de la porte de Brandebourg a découragé les taggueurs. L’artiste s’est fait plusieurs fois interpeller par les passagers du tram (« Ce n’est pas vous qui avez fait ça, pourquoi ça vous intéresse ? » « Vous n’avez pas le droit de photographier ça ! », etc.) mais elle laisse aux quidams du café du commerce et aux responsables politiques l’indignation et les accusations de vandalisme assorties d’arguments liés à la pollution visuelle et aux coûts de nettoyage.
Pour peu que l’on prenne au sérieux la référence historique aux Vandales, une question mérite d’être posée : quel empire les taggueurs menacent-ils ? La communauté invisible et insaisissable qu’ils forment ne revendique rien d’explicite. On sait seulement que les tags sont parfois liés à un marquage de territoire dans un jeu de rivalité entre bandes. Si les taggueurs défient un pouvoir, tout, dans le contexte berlinois marqué par vingt ans de reconstruction architecturale et urbaine intensive, laisse à penser qu’il s’agit de celui du design. Ce design que l’on pourrait dire aujourd’hui à la fois intégral et total, qui pousse toujours plus loin une forme d’illusion de transparence et de fluidité et dont on peut voir les effets dès qu’une zone urbaine est entièrement programmée et aménagée dans un laps de temps très court. Ce design qui augmente les surfaces vitrées de chaque nouveau modèle de métro, de bus ou de tram proportionnellement, dirait-on, à la croissance des espaces urbains réservés à la publicité. A travers la vitre-écran d’un tramway, ce design s’accroît d’une puissance cinétique qui accomplit son idéalisation. Atténuer l’efficacité de ces écrans en gravant dans leur matière même une trame collective et informelle – informelle parce que collective – issue d’une lutte de territoire, c’est sans doute résister à la violence obtuse du simulacre qui recouvre l’expérience de la ville aujourd’hui. En ce sens, Scratches garde la trace d’un de ces « conflits tragiques » devant lequel l’artiste, disait Wolf, se doit d’être « saisi et subjugué ». Le format des vingt-cinq « tableaux photographiques » de l’exposition est semblable à celui d’une vitre du tramway berlinois (89 x 114 cm).
Chaque mur de la salle d’exposition était peint d’une couleur issue de l’espace urbain berlinois : le jaune des tramways, le rouge du métro aérien, le bleu de la signalétique, etc. Sur ces murs colorés, les « tableaux » formaient des lignes brisées et rythmées selon trois hauteurs de regard, celles d’un passager assis, d’un passager debout et d’un passant. Autant de choix qui permettaient de tenir à égale distance une autre transparence, celle du document, et le processus d’artialisation selon lequel des réminiscences de l’action-painting se superposaient parfois au regard de l’artiste lorsqu’elle photographiait. Dans cette tension, les enchevêtrements complexes de plans et de signes que présentent les « tableaux » au sein de cette installation donnaient au spectateur le sentiment de faire l’expérience d’une perception diffractée de la ville en partant d’une subjectivité collective.
2 L’acide fluorhydrique, qui a la propriété d’attaquer la surface du verre, est également utilisé par les taggueurs. D’après les photographies de Dominique Auerbacher cette technique semble peu utilisée à Berlin. Son extrême dangerosité pour le corps fait l’objet de vifs échanges dans les forums de discussion de taggueurs.
Dans son oeuvre, l’artiste plasticienne Dominique Auerbacher utilise divers mediums en articulant l’image photographique avec le texte, la vidéo, la peinture et le son. Née à Strasbourg, elle vit et travaille actuellement en France et en Allemagne. Elle est professeure à l’École supérieure des arts décoratifs de Strasbourg. Elle a exposé dans différents musées et centres d’art dont entre autres : ARC (département contemporain du Musée d’Art Moderne de la Ville de Paris), Schirn Kunsthalle Frankfurt, Frankfurter Kunstverein, Museum of Contemporary Art Chicago, Casino Luxembourg, Kunstraum Innsbruck et Kunsthalle Hamburg. Elle a aussi participé à de nombreuses commandes d’art public en France et en Italie. Scratches sera à nouveau exposée à la Biennale Urbi & Orbi, à Sedan, France, du 1er au 30 juin 2013.
Emmanuel Hermange est critique d’art et professeur d’histoire de l’art à l’École supérieure d’art et design de Grenoble-Valence. Ses publications concernent d’un côté les rapports entre photographie et langage au XIXe siècle et, de l’autre, les usages de la photographie dans l’art contemporain, avec un intérêt particulier pour les enjeux que posent les représentations de la ville et du travail.