Milutin Gubash, Consolation, Les faux-semblants – Anne-Marie St-Jean Aubre

[Printemps-été 2013]

Consolation
Galerie Joyce Yahouda, Montréal
Du 23 août au 6 octobre 2012

Les faux-semblants
Musée d’art de Joliette
Du 28 septembre au 30 décembre 2012

Une année faste se termine pour Milutin Gubash, dont l’exposition Consolation, montée cet automne par la Galerie Joyce Yahouda, qui le représente à Montréal, se doublait de l’exposition Les faux-semblants, au Musée d’art de Joliette. Cette dernière clôturait un projet réunissant cinq expositions solos présentant, en 2011 et en 2012, diverses facettes de sa pratique artistique des dix dernières années. Un catalogue unique rassemblant les essais des cinq commissaires impliqués témoignera d’ailleurs très bientôt de cette importante initiative, la présentation la plus imposante à ce jour de la démarche de Gubash. Si Consolation, avec la projection intégrale des épisodes du sitcom humoristique Born Rich, Getting Poorer (2008-2012), où l’artiste se filme dans son environnement domestique, avec notamment sa femme, sa fille et sa mère jouant leur propre rôle, venait confirmer l’idée qu’on se fait généralement de ce travail, l’exposition du Musée d’art de Joliette tâchait de mettre à l’avant-plan une autre perspective, plus directement réflexive, de sa démarche. L’autofiction, l’humour caustique, l’introspection sont autant de thèmes chers à l’artiste, que l’on retrouve dans bon nombre de ses projets. À Joliette, c’est du côté d’une quête de ce qu’est la vérité, de la possibilité – ou non – de séparer la fiction de la réalité –, une construction à laquelle on croit ou à laquelle on nous fait croire – que penchent les œuvres exposées.

C’est d’abord la diversité des médiums employés par Gubash qui nous frappe au Musée, où la répartition des œuvres dans les salles, mettant l’accent sur la vidéo, la photo, la peinture, l’installation puis la performance documentée, souligne cet aspect. Excellent conteur, ce sont des histoires abordant la quête de ses origines que l’artiste nous raconte, usant chaque fois du mé­dium le plus approprié pour s’y em­ployer. Par exemple, dans une discussion Skype bilingue (anglais, serbe) réunissant sa mère, sa tante toujours en ex-Yougoslavie et lui-même, il met en évidence la censure et la crainte qu’elle suscite toujours lorsque des sujets interdits sont abordés. Jumelée à de magnifiques photographies noir et blanc documentant des monuments modernistes commémorant la résistance durant la Seconde Guerre mondiale, érigés par le régime de Tito dans des paysages d’ex-Yougoslavie paraissant désolés, la vidéo traite de culture – ce à quoi sa tante a été exposée, ce qui était proposé en termes de culture – et d’influences culturelles. Si le régime communiste s’est montré avant-gardiste en commandant des monuments sculpturaux abstraits alors que l’esthétique privilégiée correspondait plutôt à la propagande visuelle du réalisme socialisme, il reste que l’esthétique abstraite se voyait ici récupérée à des fins politiques, tout le contraire de l’art pour l’art américain défini par Greenberg. Une interprétation que Marie-Claude Landry, commissaire de l’exposition, tient à mettre en avant grâce à la présence au mur d’un extrait de son essai servant à contextualiser ces œuvres.

Cette « erreur d’interprétation » attribuable au régime de Tito, Gubash en fait un objet d’ironie dans une autre vidéo, These Paintings (2010), mettant en scène sa femme, aujourd’hui directrice du Musée d’art de Joliette, répondant en français à l’artiste l’invitant en anglais à raconter l’histoire du peintre abstrait yougoslave Slobodan Boki Radanovic dont les expositions auraient été fermées de force par le régime, qui l’aurait arrêté et fait interner dans un hôpital psychiatrique, affectant ses facultés mentales pour le reste de ses jours. L’abstraction était-elle permise ou non en ex-Yougoslavie ? Entourée de montages photographiques tentant de restituer les compositions de Boki, décrites de mémoire par son père, sa mère, sa tante et un ami de son père, la vidéo bilingue comprend des glissements, des moments où le français ne traduit pas exactement l’idée évoquée en anglais, un peu comme les photos picturales « d’après le souvenir de » qui n’appellent que très approximativement les œuvres d’origine. Ce n’est pas que ces souvenirs soient faux – ils sont bien réels pour celui qui se les remémore – mais ils ne correspondent pas nécessairement à la réalité, ou à la vérité de l’œuvre. Et c’est cette nuance qui se trouve au cœur des projets de Gubash présentés à Joliette, perceptible dans le passage d’une langue à l’autre, d’une esthétique à l’autre, ou par une conversation entre un mari et sa femme, où des perceptions différentes d’un même objet – en l’occurrence la pratique artistique de Gubash – se rencontrent. Ainsi, dans plusieurs des projets présentés une distance, celle due à l’interprétation, à la mémoire, au recours à un intermédiaire, fait en sorte qu’un écart, une hésitation, un flou s’insèrent entre la question et la réponse, teintant la réalité d’un soupçon de fiction résultant de la subjectivité du regard ou de la parole sollicités.

Œuvre touchante, These Paintings me paraît résumer à elle seule la démarche de Milutin Gubash. Moment intime où la vérité de l’instant crève l’écran ou mise en scène patiemment répétée ? N’empêche, Annie Gauthier y parle de la tentative de l’artiste de comprendre et de se réapproprier sa culture serbe, dont il n’a qu’une expérience de second ordre, alimentée par ce que ses parents lui ont raconté. « Faire comme », nous dit Gauthier, voilà ce à quoi s’adonne celui qui ne peut que s’imaginer une certaine réalité, pourtant fondatrice pour lui-même et sa famille. « Faire comme », c’est accepter qu’un décalage, une construction s’insère dans la réactualisation – un décalage que traque Gubash dans ses œuvres, une construction qu’il ne cherche jamais à nier, lui qui laisse toujours visibles les hors-scènes, les ficelles dans ses vidéos qui acquièrent ainsi une qualité « maison » plus proche du réel… ou non.

Titulaire d’une maîtrise en études des arts de l’UQAM, Anne-Marie St-Jean Aubre contribue régulièrement à divers magazines et publications. Elle occupe un poste d’assistante à la direction à SBC galerie d’art contemporain en plus de travailler comme commissaire indé­pendante. À son actif, on trouve les expositions Doux Amer (2009), Faire comme si… (2012), Autant en emporte le vent (2012), un co-commissariat avec Guillaume La Brie et Véronique Lépine, Tania Ruiz Gutiérrez. Les figures du temps et de l’espace (2012).
 

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