[Automne 2013]
Human Rights Human Wrongs / The Politics of Images
Ryerson Image Centre, Toronto
Du 23 janvier au 14 avril 2013
Si le mécénat inspire parfois craintes et méfiances, le Ryerson Image Centre de Toronto fait la démonstration éloquente que des intérêts privés peuvent contribuer à la création de lieux de discours. Ouvert en septembre 2012, cet espace universitaire consacré à l’image, entendue dans sa forme plurielle, est né d’une contribution d’un donateur anonyme. En 2005, celui-ci a offert à l’Université Ryerson, qui compte une importante école de photographie,une collection de près de 300 000 clichés de l’agence new-yorkaise Black Star, accompagnée d’une somme de 7 millions de dollars pour sa conservation, son étude et son exposition. Black Star est une entreprise fondée en 1935 par trois réfugiés juifs allemands, qui a alimenté des publications ayant marqué le développement du photojournalisme, dont le magazine LIFE. Il est donc dans l’ordre des choses que ce fonds photographique serve aujourd’hui, au Ryerson Image Centre, de matière première à une réflexion nécessaire et rigoureuse sur la place et le rôle de l’image dans la société, tout en étant accessible.
Deux expositions présentées à l’hiver 2013 ont investi la question des droits humains en misant sur des images aux statuts différents. Alors que Human Rights Human Wrongs regroupait plus de 300 photos de la collection Black Star, The Politics of Images montrait trois œuvres de l’artiste new-yorkais d’origine chilienne Alfredo Jaar. En revisitant l’histoire récente de manière singulière, ces expositions se sont démarquées par la dureté de leurs propos et n’ont pu laisser aucun visiteur insensible.
Le parcours chronologique imaginé par le commissaire Mark Sealy dans Human Rights Human Wrongs explore la période allant de la fin de la Deuxième Guerre mondiale en 1945 au génocide rwandais de 1994. Directeur de l’organisme londonien Autograph ABP (qui se nommait autrefois Association of Black Photographers), qui recourt au médium photographique pour conscientiser le public à des questions d’identité culturelle et de droits de la personne, Sealy justifie ainsi le choix des images et leur mise en espace dans le catalogue de l’exposition :
The curatorial objective was to build a mosaic of political struggle across the latter half of the twentieth century, a visual mosaic that would allow us to read through the image and into the interconnected aspects of social and ideological conflict formation, and to examine how these are constructed1.
Comme trame de fond de l’exposition, le texte de la Déclaration universelle des droits de l’homme, adoptée en 1948 au palais de Chaillot, à Paris, par l’asssemblée générale des Nations unies, a servi à mettre en relief des images fort évocatrices. Parallèlement à une arrestation de Martin Luther King en 1958, à la guerre du Viêtnam, à l’apartheid en Afrique du Sud ou au mouvement du Ku Klux Klan, l’exposition avait le mérite de montrer un nombre important de photos de luttes et de conflits locaux qui auraient gagné à être accompagnées de mises en contexte factuelles. Du coup, l’exposition a pour effet de miser sur la fonction première de ces images : mettre au jour, documenter des réalités méconnues ou lointaines en comptant sur la charge émotive des images. C’est ce qu’explique d’ailleurs Sealy au sujet d’images de camps de concentration publiées dans LIFE à la fin de la Deuxième Guerre mondiale, en insistant sur le fait que ces images sont également des traces révélatrices pour la postérité :
Part of the work they do as images is to stimulate a retrospective sense of guilt and repulsion. The idea that the Allied forces did not know what was happening in death camps in Germany does not add up. Political inertia during acts of mass killings, with the excuse of “not knowing,” is a recurrent theme in Western politics that echoes from the World War II concentration camps all the way to Rwanda2.
C’est précisément cette idée d’une prétendue ignorance qui est au cœur de We Wish to Inform You That We Didn’t Know (2010) d’Alfredo Jaar, la pièce de résistance de l’exposition The Politics of Images de la commissaire Gaëlle Morel. Traitant du génocide rwandais, l’œuvre vidéo présentée sur trois écrans se penche sur ce conflit en opposant des images tirées des médias de masse à des témoignages recueillis par l’artiste. Évoquant de la sorte le travail du photojournaliste, ce dernier veut ouvrir la représentation diplomatique de ce massacre en montrant ses funestes conséquences, et ce, à l’aide de points de vue individuels. L’artiste déconstruit d’abord le discours prononcé par le président américain Bill Clinton lors d’une visite officielle quatre ans après les événements, discours dans lequel il semble justifier l’inertie de l’Occident qui ne comprenait alors pas, selon lui, l’importance et la complexité du conflit. Trois victimes racontent ensuite les horreurs qu’elles ont vécues, faisant chacune preuve de courage et d’une grande force de caractère. Le diplomate canadien Stephen Lewis conclut la vidéo en suggérant que Clinton, malgré ce qu’il a pu affirmer, était bel et bien informé de ce qui se passait au Rwanda.
Les deux œuvres photographiques qui complétaient cette présentation renouaient avec le photojournalisme, en remettant en question la représentation faite du continent africain sur les couvertures des magazines américains LIFE et Time. Searching for Africa in Life (1996) est une œuvre en cinq panneaux qui montrent les 2158 couvertures de LIFE depuis sa parution jusqu’à la création de l’œuvre. Le titre joue ici le rôle d’une consigne, invitant le regardeur à prendre part à une devinette visuelle qui le mène à chercher les pages frontispices qui auraient pu mettre l’Afrique au premier plan. Pour sa part, From Time to Time (2006) reprend neuf pages couvertures de ce magazine qui montrent soit des animaux sauvages, soit des images de famine. Il en ressort que l’Afrique semble condamnée aux clichés dans les publications à grand tirage.
Dans l’ensemble, la sobre et efficace mise en espace de ces trois œuvres d’Alfredo Jaar soutenait la dialectique de la représentation. Comme dans l’exposition de Mark Sealy, l’image n’était pas conçue comme une finalité, mais plutôt comme le point de départ d’une recherche de sens. En misant sur l’expérience vécue, ces deux expositions ont réussi à élaborer un regard critique sur l’omniprésente, mais essentielle image médiatique.
2 Idem, p. 104.
Laurent Vernet est doctorant en études urbaines au Centre Urbanisation, Culture et société de l’Institut national de la recherche scientifique. Ses recherches portent sur la vie sociale des œuvres d’art dans les espaces publics montréalais. Depuis 2009, il est agent de développement culturel au Bureau d’art public de la Ville de Montréal.