[Automne 2013]
Expression, centre d’exposition de Saint-Hyacinthe
Du 26 janvier au 21 avril 2013
Musée régional de Rimouski
Du 16 juin au 15 septembre 2013
Par Christian Roy
Le titre de l’exposition organisée par Marcel Blouin au centre Expression qu’il dirige pourrait baptiser les nouveaux territoires de l’art photographique où s’est aventurée Isabelle Hayeur, sans craindre de se mouiller. Son parcours (qui fera l’objet d’une monographie publiée conjointement par les deux centres d’exposition fin 2013) l’a en effet menée, durant la dernière décennie couverte ici, des panoramas de Destinations (2003-2004), du tourisme de nature aux eaux troubles d’Underworlds (2008-) où elle a plongé avec sa caméra dans les plus tristes effluents d’Amérique du Nord, creusant toujours plus profondément, de Maisons modèles (2004-2007) en Excavations (2005-2008), les contradictions que la société de consommation refoule hors du champ de son spectacle permanent. Surtout, par sa pratique d’un photomontage numérique pseudoréaliste qui en télescope les termes pour révéler l’unité sous-jacente de l’ostensible et de l’invisible, elle a quitté la terre ferme des conventions documentaires, renonçant aux certitudes objectives dont les clichés argentiques se voulaient garants, mais non au souci de témoigner d’un monde réel commun.
Or le terrain de sa quête de vérité ne peut plus être le même qu’avant que toute image devienne numérique, réduite à un poudroiement ductile de chiffres sans rapport essentiel à un monde extérieur, comme d’ailleurs l’économie mondiale financiarisée qui s’est imposée avec les nouvelles technologies. C’est peu de dire que le paysage a changé : il n’est plus trouvé quelque part pour être représenté, mais fabriqué en série et plaqué sur la table rase d’un terrain quelconque offert au développement. Dans ce monde artificiel, le paysage comme lieu est subsumé dans le genre pictural par lequel Hayeur s’obstine à évoquer ce qui reste d’un monde naturel jusqu’en plein non-lieu. L’équivalent numérique et métaphorique d’un bain révélateur de produits chimiques nous montre « la conquête du monde comme image » (Heidegger) à même leur développement respectif par la Technique, dans le pixel de la terre en suspension dans l’eau sale comme dans le grain des sédiments stériles de terrains vagues pétris d’ordures et de fossiles. La terre perd la consistance qui confère la certitude et ses restes sont drainés dans l’élément fluide d’une vérisimilitude qui n’est pas que trompeuse, faisant discrètement signe vers le réel à même ses failles, ou bien, à même le flottement dépeint entre surface claire et profondeur trouble, révélant sous leur frontière psychique naturalisée ce que refoule la conscience quotidienne individuelle et collective, en vertu de la logique non oppositionnelle des rêves qui donnent accès à des vérités inconscientes.
Ainsi, perdant pied avec la référence analogique à l’objet, on ne se noie pas pour autant dans l’arbitraire du nouvel élément numérique si l’on sait y discerner l’allégorie de la constitution sociale du sujet contemporain, l’artifice assumé devenant plus vrai que nature. En ce sens, la vidéo Losing Ground (2009) distille l’œuvre d’Hayeur en parcourant ses thèmes, de la perte du terroir dévoré par une banlieue lifestyle à la piscine chauffée où folâtrent ses résidants, en vase communiquant avec la vase des eaux mortes dont se paie ce développement. Hayeur sait de quoi elle parle, marquée d’avoir vu les berges de la Rive Nord où elle a grandi submergée par ses effets. Ce traumatisme fondateur surgit des images inédites d’Underworlds comme un inquiétant bouillonnement (Turmoil) à l’avant-plan de jeux d’enfants au bord de l’eau (Vacance).
Le cours d’immersion dans le monde d’Hayeur se poursuit dans le sillage d’Underworlds avec la vidéo Castaway (2012), filmée dans un cimetière de bateaux de Staten Island, face à la Chemical Coast du New Jersey. La caméra amphibie dénie la mise à distance de ces basses œuvres de notre société ; telle une sirène, elle invite subliminalement le spectateur à se dissoudre dans la même soupe toxique que les bâtiments corrodés en décomposition à portée de l’industrie chimique qu’ils ont desservie, envahis à leur tour par une nature dégradée. Un graffiti obscène entrevu sur une coque rouillée proclame lapidairement la philosophie qui préside à ce cycle entropique : « Make Money, Have Sex », une maxime que ne désavoueraient pas les spéculateurs responsables tant des bicoques désertées que des manoirs ostentatoires défilant sans solution de continuité dans le carrousel de portraits immobiliers de Private Views (2010). Cette vidéo met en scène le regard privateur qui rend invisible ce qu’il exclut dans la ruine comme ce qu’il garde jalousement : la barrière noire d’une monster home s’y surimpose comme celle d’une prison. De telles constructions stéréotypées poussent comme des mauvaises herbes et leur sont visuellement assimilées dans Déraciné (2012), au même titre que les déchets qui s’empilent dans les touffes chétives d’un terre-plein d’autoroute ; parmi ceux-ci, une tasse en styromousse nous interpelle en gros caractères : « YOU ». Campant sur ces zones liminales entre nature et société, rêverie et conscience, image et réalité, Hayeur sait nous rejoindre personnellement en projetant au premier plan leur rapport ambigu, enfoui sous les apparences du contraire.
Christian Roy, historien de la culture (Ph.D., McGill, 1993), traducteur, critique d’art et de cinéma, est l’auteur de Traditional Festivals. A Multicultural Encyclopedia (ABC-Clio, 2005), ainsi que de maints articles scientifiques. Il anime avec le psychanalyste Karim Jbeili un séminaire privé sur l’anthropologie historique de la postmodernité, basé sur des analyses de films (voir calame.ca). D’abord collaborateur régulier du « magazine transculturel » Vice Versa (1983-1997, réactivé à www.viceversamag.com), il l’est maintenant de la revue Vie des Arts, en plus de contribuer à Esse, ETC, Ciel variable et Africultures.