[Automne 2013]
À l’automne 2012, une grande enveloppe brune m’étant adressée arrive à mon appartement. À l’intérieur se trouve une épreuve au jet d’encre signée, laissant voir un exercice typographique coloré annoncant par une phrase énigmatique – hey mike please wipe up any spills that may occur1– , la genèse du dernier projet de Karen Elaine Spencer, artiste établie à Montréal.
Monté dans le cadre d’une résidence de six mois à New York menée en 2012 et 2013, offerte par le Conseil des arts du Canada en collaboration avec l’International Studio and Curatorial Program (ISCP), le projet hey! mike de Spencer se construit autour d’une série d’actions similaires à celles mises en place dans ses interventions précédentes, présentées en collaboration avec les centres d’artistes Dare-Dare (Montréal), Articule (Montréal), Praxis (Sainte-Thérèse) et le 3e impérial (Granby). Prise et partage de notes, inscription de courtes phrases à l’encre sur divers supports physiques, déambulation de l’artiste – et, in extenso, de ses mots – dans l’espace public, prise de photographies et de vidéos documentaires, utilisation de la poste, de sites Web et de divers réseaux sociaux comme Twitter ou Facebook sont autant de stratégies communicationnelles qui mettent en question le rôle de l’artiste en société et notre rapport au transitoire, à la ville, à l’habitat, à la citoyenneté, aux structures de pouvoir, à l’ordre établi et au politique.
hey! mike observe plus directement l’itinérance à New York, un fait social et économique potentiellement invisible qui, par sa nature furtive, ne réussit pas à susciter une attention médiatique soutenue. Le personnage central ciblé par le projet est Michael « Mike » Bloomberg, maire de New York, dixième homme le plus riche des États-Unis, mécène et philanthrope notoire, avec qui l’artiste s’engage dans une conversation multiplateformes sur le sujet2. Bloomberg y apparaît comme l’incarnation d’un pouvoir économique et politique, le visage d’une ville tentaculaire et polarisée.
Loin d’instrumentaliser la problématique de l’itinérance, Spencer la traite sous tous ses angles, avec délicatesse et honnêteté, en interrogeant notre responsabilité collective face au phénomène et en interpellant directement les acteurs en position d’autorité. Refusant de jouer le jeu d’un art public qui dépenserait ses forces à essayer de se faire une place parmi les formes envahissantes du spectacle visuel urbain, l’artiste déploie une série de tactiques discrètes qui font écho à l’invisibilité de l’itinérance tout en tentant de réfléchir sur une autre forme de discours public, atomisé. Se déploie ainsi une conception de l’espace public proche de celle de Jürgen Habermas, espace qu’il définit comme le résultat d’un « processus au cours duquel le public constitué d’individus faisant usage de leur raison s’approprie la sphère publique contrôlée par l’autorité et la transforme en une sphère où la critique s’exerce contre le pouvoir de l’État3 ». À travers les cartes postales et autres messages envoyés de toutes sortes de manières par l’artiste se dresse la présence fantomatique de Bloomberg, constamment appelé mais résolument absent.
Emblématique du travail de Spencer, l’utilisation de la carte postale est plurivoque. D’abord, elle situe et date l’intervention de l’artiste. Symbole d’un échange privé qui passe par un système public, elle matérialise ou rend visible le processus de médiation et de création potentielle de communautés par un projet artistique4. Elle « spatialise le discours » en matérialisant l’échange entre deux acteurs et « textualise » l’espace de l’image en substituant à la photographie qui accompagne généralement la carte postale une phrase imprimée5.
L’histoire de la carte postale est intrinsèquement liée à l’avènement de la photographie et, plus largement, au développement de la modernité industrielle et culturelle. Son utilisation évoque le voyage et signale la mise en place des technologies de communication et d’information dans nos sociétés, rendant tangible le flux constant entre la constitution d’un espace privé domestique et celle d’un espace public politique, entre la constitution du Soi et l’identification de l’Autre. L’artiste, créant elle-même ses cartes postales en partant de ses explorations typographiques, renverse la tendance à l’idéalisation, la réinvestit d’un autre pouvoir qui est moins celui du contrôle idéologique d’un espace que celui de l’échange potentiel.
En ce sens, les photographies prises par Spencer, publiées sur le Web, jouent elles aussi le rôle de cartes postales. Documents de la performance, preuves du voyage datées et situées, elles pérennisent les messages éphémères de l’artiste. La prise de photographies dans l’espace public, longtemps considérée comme un marqueur du spectacle urbain, peut sembler en contradiction avec la nature anti-spectaculaire de hey! mike. Au contraire, l’utilisation de la photographie chez Spencer fait état d’un changement dans notre rapport au photographique.
Alors que sa pratique se privatise et se banalise, la valeur de la photographie est souvent attribuée à sa médiation efficace dans divers réseaux plutôt qu’à la prise de l’image en soi. Dans un renversement ontologique, la photographie n’est plus uniquement une image-conséquence de l’action dans l’espace public. Elle cause véritablement l’évènement, agit comme son élément déclencheur. Le travail de Spencer devient une occasion de réfléchir à notre rapport à la représentation publique, comprise à la fois dans son sens esthétique et politique.
En plus des lieux physiques de ses interventions et performances, l’artiste investit généralement l’espace du Web par la création de micro-sites, hébergés sur la plateforme WordPress, dans lesquels elle peut documenter son processus de recherche et ses actions dans la ville. Pour hey! mike, un blogue fait état du parcours urbain de l’artiste ; il est possible d’y connaître les endroits où elle a collé des cartes postales d’y trouver, des liens vers des organismes à but non lucratif qui protègent les droits des itinérants ou des nouvelles ciblées par l’artiste qui circulent dans divers médias. Ce blogue indique l’ouverture vers un espace autre, un lieu de discussions potentielles, et l’espace virtuel ne s’inscrit pas en rupture avec l’espace physique, mais en complément à celui-ci. Le rôle de Spencer y est similaire à celui d’une commissaire6, responsable de la disposition d’objets dans l’espace, juxtaposant des contenus de sources diverses au moyen de ses propres photographies et cartes postales.
À première vue, le site d’intervention de hey! mike – à la fois la ville de New York, le lieu de production des œuvres sur papier et le site Web créé pour l’occasion – est plus « fonctionnel » que physique ; véritable constellation de lieux virtuels et réels, il apparaît comme un « processus, […] une cartographie des filiations institutionnelles et discursives et des corps qui voyagent par ces filiations »7. Devant la fragilité des objets éphémères (cartes postales et impressions sur papier) produits par Spencer, c’est la complexité des relations décrites par l’artiste qui prend forme. Ce passage d’une intervention située à une série d’actions posées dans un site constamment réactualisé par l’artiste est exemplaire des pratiques d’art actuels, qui mettent en question notre rapport au site dans ses dimensions sociale, institutionnelle et culturelle.
Toutefois, le projet revêt une dimension fondamentalement phénoménologique puisqu’il s’élabore et se développe dans un contexte de résidence, où on demande l’investissement d’un lieu d’exposition et de production. En flânant dans la ville, en s’ouvrant sur l’espace public, en voyageant entre le studio situé à Brooklyn et l’appartement de Manhattan, Spencer interroge le mandat d’une résidence et la responsabilité publique de l’artiste dans son intervention extérieure. Comment documenter notre rapport à ce lieu et à sa découverte ? Quel est le poids d’une intervention individuelle dans une ville où notre statut est transitoire ? Comment habiter et investir de manière satisfaisante un lieu qui nous est étranger et dans lequel notre présence est temporaire ?
1 Miwon Kwon, One Place After Another: Site-Specific Art and Locational Identity. Cambridge : MIT Press, 2004, p. 29.
2 Karen Elaine Spencer, (2013). hey! mike hey!. En ligne. http://heymikehey.wordpress.com/. Consulté le 29 avril 2013.
3 Jürgen Habermas, L’espace public. Paris : Payot, 1993 [1978], p. 63.
4 Jacques Rancière, Le partage du sensible : esthétique et politique. Paris : La Fabrique, 2000.
5 Idem à note 1.
6 « blog as studio – artist as curator » est l’une des phrases utilisées par Spencer dans le projet, évoquant l’espace virtuel comme espace physique et l’artiste comme organisateur appelé à réfléchir et à disposer de l’espace.
7 James Meyer, « The Functional Site ; or, The Transformation of Site Specificity ». Dans Erika Suderburg (éd.). Space Site Intervention: Situating Installation Art. Minneapolis, University of Minnesota Press, 2000, p. 25.
Daniel Fiset est doctorant au Département d’histoire de l’art de l’Université de Montréal. Ses recherches actuelles portent sur les liens conceptuels et formels existant entre la photographie dans l’art contemporain et la culture visuelle. Il s’intéresse également à la conservation de l’art public au Québec et à l’étude des pratiques artistiques in situ.