Geoffrey Batchen, Mick Gidley, Nancy K. Miller et Jay Prosser, eds.
Reaktion Books, 2012, 319 p.
Par Jean-François Thibault
Depuis qu’elle existe, la photographie est souvent associée à l’atrocité. Elle demeure même essentielle à la représentation que l’on pourra s’en faire et à la signification que l’on parviendra à donner à une atrocité particulière. Sans de telles photographies, c’est cette représentation qui pourra apparaître difficile à produire et, par conséquent, c’est la signification de l’atrocité même qui pourra être perdue. Inversement, cette représentation pourra aussi sombrer facilement dans le voyeurisme, le sensationnalisme ou le stéréotype et nous faire osciller, comme l’a un jour écrit John Berger, entre l’indignation et le désespoir. C’est au fond entre ces deux extrêmes – mais cependant fort de la conviction inspirée de Susan Sontag que la photographie demeure la meilleure manière d’exprimer la « douleur des autres » (p. 8) – que cherche à se tenir Picturing Atrocity. L’ouvrage est le résultat d’un effort collectif amorcé en 2005 lors d’une conférence à la City University de New York organisée à la mémoire de Susan Sontag, décédée un an auparavant, et poursuivi deux ans plus tard dans le cadre d’une seconde conférence organisée à l’Université de Leeds portant cette fois précisément sur les conditions entourant l’interprétation de ces photographies.
La référence à Sontag que l’on distingue ici et là dans certains essais que comporte cet ouvrage n’est pas fortuite. Son ouvrage de 1977, On Photography, reste un classique sur les enjeux de la représentation de la violence et l’enjeu principal, c’est-à-dire le « nœud » que cherche à dénouer Picturing Atrocity, est justement là : comment représenter l’atrocité sans céder au voyeurisme, au sensationnalisme ou au stéréotype, mais sans non plus croire que la photographie elle-même sortirait naturellement indemne de cette confrontation. Après tout, si elle est de l’ordre de la représentation, une image photographique s’inscrit nécessairement dans un contexte culturel, politique, géographique et visuel qui non seulement en oriente le contenu de façon importante, mais détermine en partie ce qui sera ou ne sera pas exposé (par exemple, le tabou qui a marqué les photographies de ceux qui plongèrent dans le vide pour échapper à l’incendie des tours du World Trade Center le 11 septembre 2001) et pourra même, dans certains cas (par exemple, les photographies du massacre d’Amérindiens à Wounded Knee en 1890 ou plus récemment celles d’Abu Ghraib en 2004), contribuer à l’atrocité qui y est représentée et quelquefois exploitée. Le sous-titre de l’ouvrage, Photography in Crisis, témoigne ici du fait que si l’enjeu porte certes sur la représentation de l’atrocité par l’intermédiaire de photographies, il concerne également la crise de la photographie elle-même comme activité qui est tout sauf innocente.
L’ouvrage est divisé en sept sections, comportant entre deux et cinq essais chacune, introduites par de très courts préambules sur les thématiques abordées dans ces sections. Les essais, vingt-cinq au total, sont écrits par des universitaires, des commissaires, des artistes, des photojournalistes ou des écrivains. L’objectif consistait pour les auteurs à proposer une lecture serrée de photographies d’atrocités – définies comme actions sur le corps (p. 10) – qu’ils considèrent comme iconiques. Les photographies retenues le sont souvent.
Ainsi celle prise par Mike Moore de Luke Piri souffrant de la famine au Malawi en 2002, celle prise par Kevin Carter d’un enfant affamé qu’un vautour observe dans le sud du Soudan en 1993, celles de Big Foot prises à Wounded Knee par Clarence G. Morledge en 1890 ; celle de Nsala et des restes de sa fille prise par Alice Seeley Harris en 1904 ; celle de Kim Phuc brûlée lors d’une attaque au napalm au Viêtnam prise par Nick Ut en 1972 ; la photo Cuesta del Plomo prise par Susan Meiselas en juillet 1978.
D’autres sont plus allusives et ne révèlent l’atrocité que par ce qu’elles suggèrent à l’imagination : ainsi, la seule photographie qui existe de la famine qui a frappé la Chine entre 1958 et 1961 prise par Li Feng en 1958 ; celle, par ailleurs elle aussi devenue iconique, du champignon atomique sur Nagasaki prise en août 1945 ; celles, plus métaphoriques, prises par Shahidul Alam au Bangladesh ; celle de ces protestataires attaqués pendant un repas qu’a prise Fred Blackwell à Jackson au Mississippi en mai 1963 ; celles de Ian Berry montrant le mouvement d’une foule fuyant une fusillade dans le township de Sharpeville le 21 mars 1960 ; celles de ces condamnés à mort par le régime de Pol Pot photographiés quelques instants avant d’être abattus. Il y a enfin ces photographies qui reflètent quelque chose comme une « banalité » de l’atrocité – ou une apparente indifférence face à ce qui se joue au même moment – qui sourd par exemple du quotidien des populations juives vivant sous le joug nazi en Roumanie ou des officiers SS socialisant aux portes d’Auschwitz. Ici, la violence n’est plus même allusive, elle est dans une certaine mesure supposée, peut-être même projetée sur les photographies par celui qui les regarde.
À ce moment, Picturing Atrocity s’éloigne de son point d’équilibre et les notions d’atrocité ordinaire et d’atrocité de biais qui sont alors évoquées conduisent à la limite d’une représentation de la violence qui, sans cesser d’être violente, requiert néanmoins d’être rendue plus explicite en tant que telle. La signification qui en est donnée, et l’atrocité qui est représentée elle-même, apparaissant en effet en supplément de ce qui est visuellement montré, comblant le vide de ce qui demeure en filigrane. Ici, le lecteur regrettera que l’un des sens possibles du sous-titre de l’ouvrage ne soit pas un peu plus central au propos. Au-delà de la photographie de crises, que signifie cette crise de la photographie ? Une part de la réponse se trouve peut-être dans ces photographies d’atrocités qui s’offrent comme des œuvres d’art.
La crise se révèle ainsi dans la critique que l’on pourra faire de certaines photographies qui, dans un tel contexte artistique, sont si belles esthétiquement que l’atrocité qu’elles représentent par ailleurs semble presque s’effacer (par exemple dans la photographie intitulé Taliban prise par Luc Delahaye en Afghanistan en 2001). Plus fondamentalement, l’effort pour offrir une réponse potentiellement un peu plus satisfaisante consistera à représenter l’atrocité tout en résistant consciemment à reproduire celle-ci sous la forme d’un spectacle, lequel finit par nous anesthésier. Témoignent de cet effort ici, la série Lost to Worlds d’Anne Ferran ou le travail de l’artiste libanais Walid Raad, la collaboration entre Alfredo Jaar et David Levi Strauss (Lament of the Images) et les œuvres mémorielles de Lorie Novak.
Jean-François Thibault est professeur au Département de science politique de l’Université de Moncton et vice-doyen de la Faculté des arts et des sciences sociales.