Sébastien Cliche, La doublure – Charles Guilbert

[Automne 2013]

Galerie de l’UQAM, Montréal
Du 19 octobre au 8 décembre 2012

Par Charles Guilbert

En arrivant à la galerie de l’UQAM, je vois qu’un mur a été construit pour isoler l’installation de Sébastien Cliche. J’ouvre une porte pour y accéder et découvre une pièce de travail assez banale comprenant ce que je crois être un grand miroir rectangulaire. J’avance pour m’apercevoir dans ce miroir, mais je ne saisis qu’un reflet très fugace. Après un moment (quelques secondes, mais qui paraissent après coup étonnamment longues), je comprends que la personne qui a ouvert la porte exactement au même moment que moi et qui bouge dans le miroir n’est pas moi. Je m’imagine alors qu’il s’agit d’une vidéo dans laquelle, grâce à une surimpression savante, j’ai été remplacé par quelqu’un d’autre, mais je n’arrive pas à repérer de projecteur dans la pièce. J’avance encore de quelques pas et tout devient plus clair. Il n’y a là ni miroir ni écran, mais une vitre. Cette figure humaine qui est devant moi, plus jeune et plus grande que moi, est un jeune homme réel, et les objets qui se trouvent dans la pièce adjacente à celle où je suis sont tout simplement des doubles (une table, un livre fermé, une lampe de travail, un moniteur vidéo, un tabouret sur lequel est posé un sac de sable, un portemanteau mural et une horloge).

La doublure, installation intégrant un « performeur » (quelquefois deux), donne lieu à une expérience différente pour chacun des spectateurs, mais systématiquement, à cause de sa symétrie et du protocole précis qui régit le comportement des « comédiens », elle provoque un sentiment de désorientation. Dès la prise de contact avec l’œuvre (le récit que j’en ai fait en témoigne), on voit que la mécanique même de notre rapport aux images et à la fiction est déréglée. En nous mettant devant une sorte de trompe-l’œil inversé – ce qu’on croyait être un reflet puis une projection n’est en fait que la réalité –, l’artiste met en relief la complexité, tant sur le plan cognitif qu’émotif, de ce passage de la réalité à la fiction qui fonde nos rapports à l’art mais aussi au monde.

Jean-Marie Shaeffer, dans Pourquoi la fiction ? a analysé finement le rôle que joue la mimesis dans la création artistique et, plus largement, dans toute la vie humaine. L’imitation permet aux humains d’effectuer des apprentissages mais aussi, et cela est capital, de garder un équilibre affectif, puisque la fiction (que l’imitation rend possible) permet, dit-il, « de réorganiser les affects fantasmatiques sur un terrain ludique, de les mettre en scène, ce qui nous donne la possibilité de les expéri­menter sans être subjugués par eux. » Dans le piège que lui tend Sébastien Cliche, c’est le chemin inverse que le spec­tateur est amené à faire. Il se montrait disposé à faire le saut dans la fiction, mais le voilà brutalement ramené à la réalité… En plus, on le prive de cette solitude qui favorise l’imagination.

Je m’approche de la table placée près de la vitre ; ma doublure s’approche de la sienne. Je comprends vite que le jeune homme m’imite. Mais il ne le fait pas de façon systématique. Il répète un mouvement de bras que j’ai esquissé il y a quelques secondes, modélisant mes agissements, comme une sorte de somnambule ou de robot. Il ne me regarde pas. Ses yeux plutôt sont tournés vers le moniteur vidéo posé sur sa table qui, je suppose, offre de moi ne image en complète contre-plongée (dans mon moniteur, j’ai de lui une telle image). La désorientation du spectateur augmente au bout d’un moment, puis­­qu’on lui usurpe sa fonction de regardeur (il devient le regardé) et que, en plus, on le ramène sans cesse à la présence réelle de son corps (plutôt que de l’inviter à sortir de soi).

J’ouvre le livre posé sur la table, ma doublure fait de même. Intitulé Vous (dans cette histoire), il propose une description de l’expérience que je suis en train de vivre et me suggère même des façons de réagir ou encore des pistes de rêveries. « Dans cette histoire, cette pièce est votre bureau. C’est ici que vous travaillez. » Ainsi, même les images mentales du spectateur, celles qui lui permettraient de s’évader du piège antifictionnel, sont entravées : quelqu’un les a déjà prises en charge.

En affaiblissant les capacités du spec­tateur à « construire des ensembles représentationnels qui miment, en les recyclant, des représentations exogènes », Sébastien Cliche l’empêche de se rassurer. Il explore ainsi en profondeur et de façon extrêmement concrète (presque scientifique) les questions de l’inquiétude et de l’insécurité qui sont au cœur de son travail depuis de nombreuses années. Il montre aussi, par la négative, l’extraordinaire importance pour chacun d’instituer un territoire fic­tionnel qui, comme le rappelle Shaeffer, « facilite l’élaboration d’une membrane consistante entre le monde subjectif et le monde objectif ».

Le spectateur imaginatif aura su lire La doublure comme une fascinante méta­fiction, c’est-à-dire une fiction (à laquelle il a pris part) traitant de ces situations où fiction et réalité sont dangereusement brouillées. Et devant la puissante cohérence interne des deux horloges placées de part et d’autre de l’installation (qui ont toutes deux 15 minutes de retard sur le monde réel – il en a sa montre pour preuve), le spectateur aura su voir naître un monde (pas si étranger que ça) où les décalages invisibles pullulent.

Charles Guilbert est artiste, écrivain et critique (charlesguilbert.ca) Ses réalisations artistiques ont été présentées au Québec et à l’étranger, notamment au Musée d’art contemporain de Montréal, à la Manif d’art de Québec, au Casino Luxembourg et au Metropolitan Museum de Tokyo.

 

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