Sven Augustijnen, Spectres – Érika Nimis

[Hiver 2014]

Spectres
VOX, Centre de l’image contemporaine, Montréal
Du 11 mai au 13 juillet 2013

Spectres de l’artiste belge Sven Augustijnen (né en 1970), essai documentaire accompagné d’une exposition et d’un livre, nous propose une immersion complète dans l’obsession d’un homme, Jacques Brassinne de la Buissière, témoin clé de la fin tragique du premier Premier ministre du Congo indépendant (actuelle république démocratique du Congo), Patrice Lumumba. Depuis ce 17 janvier 1961, cet ancien fonctionnaire colonial belge tente par tous les moyens de conjurer ses propres fantômes. En tant que fidèle de la couronne belge qui, soit dit en passant, est depuis Léopold II l’ins­tigatrice de la colonisation du Congo, Jacques Brassinne, infatigable chevalier retraité, est prêt à se battre contre tous les moulins à vent pour faire accepter sa version historique (qu’il ira même jus­qu’à défendre devant un jury univer­sitaire en 1991) selon laquelle les Belges n’ont aucune responsabilité morale dans l’élimination du héros national congolais.

L’exposition, considérée par l’artiste comme une annexe du film, est conçue à partir des trois tentatives de Brassinne pour retrouver le lieu de l’exécution de Patrice Lumumba près d’Élisabethville, devenue Lubumbashi, au Katanga1. Elle présente une sélection d’images qu’il a prises en 1965-1966, 1988 et dans le cadre du tournage de Spectres en 2009. Les ouvrages de Brassinne exposés en vitrine, parmi d’autres souvenirs per­sonnels de cette époque tumultueuse (Brassinne a participé au gouvernement sécessionniste du Katanga), ainsi que des extraits sonores d’émissions de radio liés à ces différents moments, forment un ensemble de documents sobrement exposés comme autant de pièces à conviction. Un salon d’époque aux couleurs du cinquantenaire de l’indé­pendance du Congo accueille le visiteur pour une halte studieuse où il peut à loisir consulter les transcriptions des émissions de radio et le livre annexe qui restitue un entretien d’Augustijnen avec Brassinne, accompagné d’une sélection fascinante de documents tirés des archives de celui qui se considère non comme un historien, mais comme un témoin. À noter que l’exposition présente en complément une autre série d’Augustijnen sur le même sujet, réalisée à partir d’une sélection de reproductions de journaux d’époque, Cher Pourquoi pas ?, du nom d’un hebdomadaire belge satirique de droite qui a largement couvert la décolonisation du Congo. Tout est pensé dans ses moindres détails et le visiteur qui s’est laissé prendre au piège est vite absorbé par cet univers complexe.

L’artiste a cette habileté de ne pro­poser aucune lecture : toutes sont possibles. Et pourtant. Il a choisi d’aborder cet épisode lourd de l’histoire coloniale belge à travers la figure contro­versée de Brassinne, à la fois person­­­­­nage et narrateur du film. Hanté par ses fantômes, de Patrice Lumumba (dont il écoute, pétrifié, le discours du 30 juin qui a tout fait basculer) au communisme (nous étions alors en pleine guerre froide), il rend visite à quelques héritiers directs de ce passé qui ne passe pas. Le film s’ouvre en fanfare sur une visite, assez surréaliste, chez son ami le comte d’Aspremont Lynden (fils de l’ancien mi­­nistre des Affaires africaines qui a envoyé un télex demandant « l’élimination définitive de Lumumba »). Puis suivent d’autres rencontres, tout aussi déroutantes et lourdes de sens, comme sa présence aux côtés de Marie Tshombe qui se recueille sur la tombe vide de son père (Tshombe disparaît mystérieusement en 1969, alors qu’il était en exil depuis quatre ans après la fin du Katanga sécessionniste), et au Congo sa rencontre avec la veuve et les enfants de Patrice Lumumba. Il terminera sa « chasse aux fantômes » à Lubumbashi, cherchant inlassablement à retracer les dernières heures de Lumumba. Mais plus rien ne subsiste de son corps, du lieu où lui et ses compagnons d’infortune furent torturés, puis exécutés.

Selon l’artiste qui a mis plus de cinq ans entre la conception et le point final au montage, le film s’est construit presque de lui-même, de manière chronologique. Sven Augustijnen insiste sur les micro-détails, il filme les silences, les gestes, les regards, en quête d’indices indicibles, et fait confiance au hasard. Ce grand sens de l’intuition est d’ailleurs assez fascinant dans plusieurs scènes du film, comme celle au cimetière où la fille de Tshombe pleure son père vola­tilisé, tandis que les hélicos tournent dans le ciel tels des apparitions spectrales… Dans la scène finale de nuit, intense, portée par la Passion selon saint Jean de Jean-Sébastien Bach qui accompagne la chorégraphie expiatoire de Brassinne tout au long du film, sur la route de Mwadingusha, cette route où disparaissait Lumumba cinquante ans plus tôt, Brassinne croise un cycliste surgi de nulle part qui, tout en qualifiant de « suspecte » sa présence nocturne sur les lieux, lui lance avec aplomb : « Ce que vous voyez, c’est l’envers de ce qui existe. »

1 Le Katanga, cette grande province au sud du Congo où se concentrent les richesses minières, a fait sécession dans les mois qui ont suivi l’indépendance du Congo en 1960, sous la conduite de Moïse Tshombe, avec le plein soutien des Belges.

 
Érika Nimis est photographe et historienne de formation. Elle est l’auteure de nombreux articles et de trois livres sur l’histoire de la photographie africaine. Elle est actuellement professeure associée au département d’histoire de l’Université du Québec à Montréal (UQAM) où elle enseigne l’histoire de l’Afrique.

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