Par Bénédicte Ramade
Ces deux dernières décennies ont été le théâtre de l’accroissement d’un phénomène complexe, celui des reproductions d’expositions. Selon qu’il s’agisse d’une inclusion à la manière d’une period room ou d’une réédition complète d’un précédent fameux de l’histoire de l’art du XXe siècle, la répétition ne produit pas les mêmes effets. Et selon qu’elle soit d’une précision maniaque, à l’instar de Live in Your Head: When Attitudes Become Form, exposition mythique d’Harald Szeemann initialement présentée à la Kunsthalle de Berne en 1969 et rééditée par la Fondation Prada dans son palais vénitien du XVIIIe siècle en 2013, ou une réédition parcellaire, comme celle, présentée en 2010 à la Kunsthaus de Zurich, de la première monographie de Pablo Picasso remontant à 1932 1, la valeur d’enseignement n’aura pas la même portée. Depuis l’exercice de curiosité pratiqué dans le but d’y trouver un secret enfoui, la reproduction d’expositions est le symptôme à la fois d’une patrimonialisation et de l’avènement des curatorial studies. On pourrait tout autant la voir comme le signe d’un opportunisme, voire d’une paresse, à moins qu’elle ne soit celui d’un profond aveu de faiblesse institutionnelle à la recherche de l’éclat passé. Deux expositions récemment reprises synthétisent tous ces enjeux : Family of Man, vision humaniste d’Edward Steichen inaugurée en 1955 et désormais installée à demeure au Luxembourg sous une forme permanente, et New Topographics: Photographs of a Man-Altered Landscape, exposition présentée en 1975 par William Jenkins à la George Eastman House de Rochester et devenue, de 2009 à 2012, itinérante et internationale.
Family of Man est une manifestation hors gabarit qui est devenue un phénomène où le quantifiable excède souvent l’esthétique : au cours de sa carrière, qui s’échelonne sur plusieurs années, elle a attiré de neuf à dix millions de visiteurs répartis dans plus d’une trentaine de pays hôtes. Ce ne sont pas là les seuls chiffres à mentionner car, pour parvenir à créer cet objet réunissant au final cinq cent trois images, Edward Steichen aurait examiné avec son assistant Wayne Miller quelque deux millions de photographies prises par des professionnels autant que par des amateurs. De ces photographes, il n’en est resté que deux cent soixante-treize, certains connus comme Henri Cartier-Bresson, Diane Arbus, Ansel Adams ou Dorothea Lange et d’autres presque anonymes. C’est non pas tant l’ampleur des paramètres chiffrés de cette exposition qui la rend célèbre et attractive, mais bien davantage l’accrochage inédit et audacieux de Paul Rudolph et Edward Steichen, superposant les images les unes aux autres, en suspendant certaines au plafond, et se permettant des recadrages ou des jeux d’échelle afin de créer un véritable environnement visuel dédié à la représentation de l’humanité. Animée d’une visée politique évidente en pleine guerre froide2, Family of Man offrait une vision universaliste plutôt traditionnaliste de l’homme à travers les âges et les cultures ainsi que de problématiques comme le travail ou la tristesse3 tout en faisant la promotion des valeurs américaines. Si ce morceau d’histoire a fini sa course au château de Clervaux, c’est bien parce que Steichen, illustre Luxembourgeois, tenait à gratifier son pays d’origine de sa contribution la plus fameuse à l’histoire de l’art. Outrepassant la question du droit d’auteur, le photographe (et directeur du département de photographie du MoMA) s’est permis de considérer cette exposition collective et thématique comme une méta-œuvre autographe dont il a fait don en son nom propre, patrimonialisant du même coup cette version4. Présentée à plusieurs reprises depuis 1994 dans ce château médiéval, Family of Man vient de bénéficier d’une restauration majeure et surtout d’une réinscription des images dans une scénographie qui s’inspire grandement de l’accrochage visionnaire de l’époque.
New Topographics: Photographs of a Man-Altered Landscape n’a pas eu la même fortune, et son histoire s’est écrite à rebours de son existence physique. En effet, les témoins de 1975 convoqués dans l’imposant catalogue éponyme édité en 2009 lors de la réédition de l’évènement s’accordent tous à dire que l’exposition ne fut pas un succès. Les visiteurs furent peu nombreux, la presse resta circonspecte, et les artistes rassemblés par William Jenkins étaient eux-mêmes peu enclins à être regroupés sous une appellation générique. Pourtant, malgré son mince catalogue et une sélection resserrée autour de seulement dix photographes5, New Topographics a établi une nouvelle nomenclature du paysage américain et progressivement revitalisé le genre, moins héroïque et plus réaliste que celui inauguré par les pionniers de la catégorie (de Timothy O’Sullivan à Ansel Adams). À quelques années de distance de la première crise pétrolière (et première remise en question du mode de vie occidental, notamment américain), au beau milieu d’une décennie marquée par les débats environnementaux, reformuler l’identité paysagère des États-Unis en consacrant la banalité de ses espaces intermédiaires (banlieues pavillonnaires, zones industrielles et périurbaines), revenait à affranchir le paysage de la question de la nature tout en assumant un regard photographique analytique et critique. L’exposition en elle-même n’avait pas le panache scénographique de Family of Man ; dépouillée, elle se déployait sur les cimaises d’une salle unique suivant une ligne médiane quasiment continue. Chacune des séries était présentée à la suite des autres sans forcer le dialogue. L’exercice de persuasion du spectateur n’avait rien d’aussi élaboré et complexe que le prosélytisme visuel de Family of Man. Au contraire, New Topographics jouait de sa cérébralité et de sa réticence à trop revendiquer. Il faut dire qu’en trois décennies le rôle de prescripteur de l’institution et du commissaire avait en effet grandement évolué ; cependant, si l’exercice d’interprétation dévolu au spectateur exprimait des perspectives singulièrement différentes de celles voulues par Steichen, elles ne confiaient pas moins de responsabilité au regardeur. C’est là l’une des principales qualités de cette reprise. Il est cependant troublant de voir être reconstituée une exposition aussi peu spectaculaire sur le plan visuel, voire rébarbative, et la question de la nécessité de cette entreprise mérite d’être posée.
Il est tentant de revivre l’histoire à travers ces reconstitutions plus ou moins fidèles, de céder à la nostalgie d’un temps où les expositions écrivaient l’histoire et où le spectateur était non pas un consommateur culturel, mais davantage un interlocuteur. L’une et l’autre de ces expositions n’ont pas reproduit à l’identique leur modèle, choisissant plutôt d’exposer moins d’œuvres que l’original sans toutefois s’adonner à l’échantillonnage. L’impression de conformité est produite par un effet d’ensemble transmis par la ressemblance. Que penser de ce parti pris d’ambiance sans que la reproduction soit d’une minutie d’archiviste ? Jusqu’en 2013, avec la réédition à l’identique de l’exposition d’Harald Szeemann, l’interprétation était de mise et pouvait contenter. Mais un nouveau standard a été établi en reproduisant à l’échelle, suivant une conformité quasi juridique, tant les volumes des espaces d’origine que les œuvres disparues qu’ils accueillaient en 19696. Family of Man et New Topographics se sont dispensées d’une telle mise en conformité, laissant de côté le parangon de l’exposition ready-made et posant du même coup la question du statut d’une reconstitution interprétée. D’autant que ces expositions avaient un sous-texte politique fondamental qui n’est aujourd’hui plus pertinent. L’une, entreprise de diffusion des valeurs américaines en pleine guerre froide, et l’autre, dé-construction visuelle et intellectuelle des principes fondateurs du paysage américain (dont on sait qu’il a été auparavant composé au XIXe siècle suivant un programme politique conséquent), sont loin d’être uniquement esthétiques, à l’instar de When Attitudes Become Form. Post-soixante-huitarde, cette dernière était essentiellement focalisée sur les enjeux formels et conceptuels de l’art contemporain davantage que sur les soubresauts socio-économiques d’une jeunesse occidentale en rupture. En cela, elle peut prétendre à être un ready-made, presque imperméable à son contexte socio-politique et rééditable per se. La portée de Family of Man et de New Topographics excède largement le strict champ esthétique et artistique. Phénomène de société, Family of Man se comprend aujourd’hui, loin de sa mission de départ, davantage comme une expérience de spectateur et une réflexion sur l’évolution des notions d’humanité et des valeurs qui la constituent7. Tout en vérifiant l’obsolescence de la base de travail et des références de Steichen, l’exposition contribue dans sa forme actuelle à faire l’expérience d’une légende jusque-là archivistique. Elle permet de repenser l’immersion du parcours sans ses enjeux coercitifs et de considérer la proposition visuelle comme une œuvre globale ; Family of Man se regarde pour l’exposition qu’elle est. Un exercice auquel ne peut prétendre New Topographics, avec ses moyens formats noir et blanc alignés sèchement, ce refus de s’abandonner aux effets. Ici, la démarche des photographes prévaut sur le discours du commissaire. L’étonnement de New Topographics réside non pas dans son éloquence formelle mais, bien au contraire, dans sa réticence visuelle presque outrée. Cérébrale, New Topographics se refuse à diriger le spectateur, laissant son intelligence tisser les liens avec le spectateur-témoin, tandis que Family of Man orchestre le bon sens populaire quitte à tout niveler, les œuvres y étant presque secondaires. Elles sont surtout des images.
Avec sa réouverture au public suivant une scénographie plus conforme à l’originale du MoMA, la version luxembourgeoise de Family of Man donne raison à la récente relecture effectuée par un professeur en communication de Stanford, Fred Turner, dans un brillant article paru en 2012, « The Family of Man and the Politics of Attention in Cold War America8 ». Dans sa remarquable analyse et réhabilitation de ce parcours anticonformiste, Turner montre combien Family of Man croise les réflexions actuelles sur l’expérience et la liberté du spectateur. Cet essai offre un cadre parfait au sein duquel penser la pertinence de la conservation d’une telle exposition, dépassant les lectures strictement politiques qui la réduiraient alors à une simple curiosité archéologique. En 2014, Family of Man n’exerce plus le même programme idéologique qui faisait son armature, mais elle peut rebattre les cartes d’une histoire des institutions artistiques et de leurs enjeux sociétaux à un moment où elles ne dirigent plus vraiment l’histoire. Cette utopie de développer la personnalité du visiteur à travers les choix et l’orchestration pourtant péremptoires de Steichen permet ainsi à l’entreprise de reproduction de dépasser le simple effet de remake et l’opportunisme qui peut alors le sous-tendre. La plus-value pour le spectateur contemporain réside dans cette expérience inédite, comme c’était le cas avec When Attitudes Become Form en 2013. Pour New Topographics, l’expérience est moins concluante en raison de sa forme quasiment anti-expositionnelle ; elle fonctionne essentiellement sur un mode archéologique plus nostalgique.
Rejouer l’histoire ne nourrit pas toujours le progrès intellectuel et peut parfois n’être que le prétexte à un rachat. Parce qu’une exposition n’aura pas été assez vue et bien vue, elle aurait droit à une seconde épreuve afin d’affirmer ce que l’on n’avait pas su voir. L’entreprise semble décidément plus vaine que d’assumer presque crânement son obsolescence afin d’en faire le prisme idéal d’analyse d’un présent un peu à l’arrêt sur le plan de la créativité commissariale.
2 La circulation a été financée par le département d’État américain à l’information selon une méthode digne de la propagande.
3 Dans Mythologies, Roland Barthes lui consacre un article reprochant essentiellement à Steichen sa vision anhistorique. (« La grande famille des hommes », Mythologies, Paris, Seuil, 1957). Depuis, les lectures critiques n’ont cessé d’analyser les travers de Family of Man, notamment son manichéisme, son paternalisme et une conception raciale des peuples très discutable.
4 Il s’agit d’une des trois versions qui a notamment tourné en Europe de 1955 à 1962.
5 Robert Adams, Lewis Baltz, Bernd et Hilla Becher, Joe Deal, Frank Gohlke, Nicholas Nixon, John Schott, Stephen Shore et Henry Wessel Jr.
6 Étant donné qu’Harald Szeemann avait rassemblé de nombreuses pratiques processuelles pour Live in Your Head…, les œuvres à ne pas avoir survécu au temps de l’exposition sont nombreuses. En accord avec les artistes et les ayants droit, un certain nombre d’entre elles ont été complètement refaites. L’essentiel des pièces ont toutefois été retrouvées et rassemblées pour l’évènement. Cependant, certaines œuvres disparues n’ont pas été remplacées et leur emplacement a été laissé vacant, signalé par un contour en pointillé sur le sol à l’endroit où elles se seraient trouvées.
7 Elle est par exemple un support de recherche particulièrement fécond pour les relectures de genre.
8 Fred Turner, « The Family of Man and the Politics of Attention in Cold War America », Public Culture, vol. 24, no 1 (2012), p. 55-84.
Bénédicte Ramade est historienne de l’art. Elle travaille actuellement à la publication de son doctorat consacré à la réhabilitation critique de l’art écologique américain. Journaliste et critique d’art, elle a développé une expertise sur les questions de nature et d’écologie dans les pratiques contemporaines qu’elle matérialise dans des commissariats d’exposition (Acclimatation, Villa Arson, Nice, 2008-2009 ; REHAB. L’art de re-faire, Fondation EDF, Paris, 2010-2011).