Robert Burley, La disparition de l’obscurité / Michel Campeau, Icônes de l’obsolescence – Louis Cummins

[Printemps-été 2014]

Musée des beaux-arts du Canada, Ottawa
Du 18 octobre 2013 au 5 janvier 2014

Par Louis Cummins

Partout aujourd’hui on tente de démanteler l’archive photographique, c’est-à-dire l’ensemble des pratiques, des institutions, et des relations dont relevait au départ la photographie du xIxe siècle, pour la reconstruire dans le cadre des catégories déjà constituées par l’art et son histoire. Il n’est pas difficile d’imaginer quels sont les motifs d’une telle opération, mais ce qui est plus difficile à comprendre c’est l’indulgence pour le type d’incohérence que cela produit1.
ROSALIND KRAUSS, 1982

Le Musée des beaux-arts du Canada, qui a démantelé il y a quelques années le Musée canadien de la photographie contemporaine pour incorporer sa collection aux siennes, a présenté à l’automne 2013 deux expositions portant chacune sur le thème de la disparition de la photographie argentique, qu’on appelle aujourd’hui « analogique » (par opposition à « numérique », bien entendu – c’est dire jusqu’à quel point ceci a remplacé cela). Tout en étant inspirés par un concept semblable, les projets photographiques de Robert Burley et de Michel Campeau, qui font tous les deux figure d’autorités au Canada, sont extrêmement différents l’un de l’autre en ce que le premier pourrait être associé aux pratiques du journalisme ou de l’art conceptuel, alors que le second jette un regard plus formel sur les objets associés aux pratiques de la photographie argentique. Malgré la distance qui les sépare, les deux projets témoignent cependant d’une certaine nostalgie à l’égard d’un ensemble d’institutions, de lieux, d’objets, de pratiques et de gestes qui appartiennent en propre à la photographie argentique et qui sont désormais, à quelques exceptions près, pratiquement disparus. Et les deux expositions nous conduisent au même constat stupéfiant que la photographie, qui signifie étymologiquement « écriture de la lumière », était en fait un art obsédé par l’obscurité, tant les conditions de son exercice exigeaient qu’on déploie toutes les stratégies possibles et imaginables pour éviter que la lumière ne vienne corrompre et contaminer les différents supports sur lesquels allaient pouvoir s’inscrire les images du monde.

Le livre de Burley, qui n’est pas qu’un catalogue d’exposition, il faut le souligner2, constitue à la fois un compte rendu documentaire rigoureux, quasi journalistique, d’une pratique culturelle et industrielle sur le point de disparaître et un projet photographique au sens le plus traditionnel qui soit, c’est-à-dire la constitution d’un corpus visuel structuré et cohérent, d’une grande précision et relativement exhaustif. Ce projet, Burley l’a commencé en 2005 au moment, nous dit-il, où il apprenait qu’Eastman Kodak, la pionnière de l’industrie photographique telle que nous l’avons connue, allait fermer les portes de sa succursale canadienne de Toronto parce que la demande de produits photographiques traditionnels se raréfiait énormément, au point de disparaître presque complètement. C’est ainsi qu’il a photographié la démolition des usines Kodak-Pathé à Chalon-sur-Saône en France, les espaces déserts des usines AGFA-Gevaert à Mortsel en Belgique, l’implosion des bâtiments d’Eastman Kodak à Rochester, New York, les sites abandonnés de Polaroid à Waltham au Massachusetts et à Enschede aux Pays-Bas, ceux d’Ilford à Mobberley au Royaume-Uni et, enfin, celui d’Eastman Kodak à Toronto, au Canada.

Toutes les photographies prises dans ces lieux témoignent de la disparition d’une industrie, d’un système de production de masse, qui avait rendu possible le développement d’une pratique partagée par une foule de personnes qui en faisaient usage à des fins diverses : souvenirs personnels ; images publicitaires ; documentations judiciaire, médicale et scientifique ; création artistique et illustration journalistique. La plupart de ces photographies nous montrent des lieux déserts, abandonnés, délabrés et en ruine, envahis par les herbes, vidés de toute âme qui vive ; elles ne sont pas sans rappeler les séries photographiques qui portent sur le thème de la disparition des institutions et sur les ruines industrielles comme celle, par exemple, David McMillan, The Tchernobyl Exclusion Zone, que nous avions pu voir à Ottawa lors de l’installation du Musée canadien de la photographie contemporaine dans les salles du MBAC, ou encore celle du magnifique livre de Christopher Payne et Oliver Sacks, Asylum: Inside the Closed World of State Mental Hospitals3, sur la disparition progressive des hôpitaux psychiatriques hérités de la première moitié du XXe siècle à la suite de la découverte des psychotropes dans les années 1950.

Michel Campeau, s’éloignant du type de travail plus autobiographique et social qui a caractérisé sa démarche dans le passé, présente des photographies qui ont adopté un langage formel proche de l’abstraction. Qu’elles soient issues de la série La chambre noire (2005-2010) ou de celle intitulée Splendeur et fétichisme industriels. La collection Anderson (2013), ou encore des œuvres singulières comme Autoportrait de l’artiste en charte grise (veston) (2013), la plupart de ses photographies nous montrent des attirails de photographe professionnel, surtout ceux qu’on retrouve dans une chambre noire, qui nous apparaissent désormais obsolètes, comme le titre de l’exposition le suggère. L’attrait pour ces images résulte pour une bonne part de celui que nous avons pour des objets fétiches étroitement reliés à des pratiques quasi rituelles. En montrant ces lieux et ces objets, de tous horizons géographiques (de Montréal à Hô-Chi-Minh-Ville en passant par Niamey), qui ont servi au rituel du développement photographique, en isolant ces objets ou en cadrant les lieux de telle manière qu’ils apparaissent presque complètement abstraits, Campeau consacre visuellement les conditions de rédemption de la photographie comme étant celles qui adhéreront aux critères esthétiques de l’image moderniste. Les photographies de Campeau témoignent de ces lieux sombres où l’image photographique se révélait laborieusement au terme de tout un processus de manipulations de produits chimiques et d’objets, de ce travail de l’artiste qui était aussi un artisan de l’image et dont les produits sont aujourd’hui devenus des icônes d’autant qu’ils ont été libérés des conditions de la documentation.

Si on revient au texte de Krauss cité en exergue, il semble bien que la disparition de la photographie, avec l’ensemble de ses fonctions et de ses pratiques, qui n’étaient pas qu’artistiques, ait déjà été annoncée bien avant que le numérique n’ait fait son entrée sur scène. Ce sont plutôt les musées d’art qui ont sonné le glas de la diversité des pratiques photographiques, bien davantage peut-être que la photographie numérique qui a fait mourir l’artisan de la chambre noire et détruit tout son attirail. Mais les musées garantissent sans doute, avec cette autre chose qui est peut-être également en train de disparaître, le livre, le salut de la production de photographies de qualité dans un monde où le flux et la vitesse de production et de circulation des images ont pour seul avantage de ne rien laisser de permanent ni de prégnant, à part le flux lui-même.

1 Rosalind Krauss, « Les espaces discursifs de la photographie », in Le photographique. Pour une théorie des écarts, trad. de l’américain par Marc Bloch, Paris, Macula, 1990, p. 37-56. Dans cet article, qu’Hubert Damisch considère comme étant l’un des textes phares d’une théorie des écarts, c’est-à-dire une réflexion qui porte sur les relations fondamentales de la photographie avec les pratiques concomitantes avec lesquelles elle s’articule, notamment les revues, les livres et les documents, Krauss montre que le musée s’est approprié la photographie en la réduisant au langage esthétique du modernisme formaliste et en la dépouillant de la diversité de ses pratiques, prétendant ainsi légitimer sa présence dans le champ de l’art. L’article est paru pour la première fois en 1982 dans College Art Journal, vol. 42 (hiver 1982).
2 Il est quand même important de mentionner que le catalogue de l’exposition comprend plusieurs articles de Robert Burley, qui se pose ainsi comme auteur d’un livre autant qu’artiste. Commissaires et conservateurs ajoutent une explication historique et contextuelle au projet que le photographe a mené en tant que témoin documentant la disparition d’une industrie, qu’il commente de façon rigoureuse. Le projet photographique de Burley est le projet d’un auteur qui utilise des documents photographiques autant que discursifs.
3 Christopher Payne et Oliver Sacks, Asylum: Inside the Closed World of State Mental Hospitals, Cambridge, Mass., The MIT Press, 2009.

 
Louis Cummins est auteur et artiste en arts médiatiques. Il a fait des études en philosophie, en histoire de l’art et en arts médiatiques à Montréal, Ottawa et New York. Il a publié de nombreux articles dans différentes revues spécialisées et essais de catalogues sur l’art contemporain au Canada et à l’étranger.

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